Laurent Raphaël

L’édito: Sueur et tremblements au Concours Reine Elisabeth

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

« Une fois encore, la magie du Reine Elisabeth fait fondre la fatigue et les résistances de classe envers un rituel certes ampoulé mais en voie de décontraction. »

Lundi 29 mai, aux environs de 21 heures. Silhouette légèrement râblée dissimulée sous un veston noir, Brannon Cho s’installe au centre de l’estrade en bois clair, à portée de baguette du chef d’orchestre Stéphane Denève. La détermination se lit sur le visage du jeune candidat américain de 22 ans qui n’est pas arrivé jusqu’ici, dans cette finale de la Champions League du violoncelle, pour faire de la figuration. On devine le tempérament du puncheur, l’esprit de combativité du boxeur qui termine les combats avant le dernier round. Son instrument a intérêt à avoir les reins solides, se dit-on au moment où il attaque l’imposé onduleux du Japonais Toshio Hosokawa.

Le Reine Elisabeth, c’est la tu0026#xE9;lu0026#xE9;-ru0026#xE9;alitu0026#xE9; au sens noble du terme.

Une fois encore, la magie du Reine Elisabeth fait fondre la fatigue et les résistances de classe envers un rituel certes ampoulé mais en voie de décontraction depuis que l’excellent Patrick Leterme, parmi d’autres jeunes commentateurs décoincés, y traîne ses All Stars et sa dégaine d’intello anarchiste. Le RE, c’est de la télé-réalité au sens noble du terme, débarrassée de l’hystérie des crochets pop et des commentaires sous vide de jurés m’as-tu-vu. Même sans être un familier des salles philharmoniques ni un incollable du catalogue Deutsche Grammophon, on se laisse prendre au jeu, on vibre, on tangue, on retient son souffle à chaque coup d’archet, guettant le moment de grâce, à la fois si proche et si lointain de l’abîme où la moindre fausse note ou approximation risque d’engloutir le premier de cordée. Une tension de tous les instants qui doit beaucoup à l’effet de loupe des caméras HD quadrillant le secteur, l’oeil à l’affût des moindres mimiques du finaliste. Impossible pour ce dernier d’échapper à cette surveillance émotionnelle, même en se réfugiant dans les tréfonds de son violoncelle, une mini-caméra placée sur les cordes par un réalisateur vicieux débusquant en contre-plongée les expressions de celui qui ruserait en jouant tête baissée. De quoi placer en tout cas le téléspectateur véritablement au coeur de l’action -comme l’amateur de Formule 1 avec les caméras embarquées. Et ne rien rater du langage corporel réservé d’ordinaire aux seuls premiers rangs.

Pas de surprise: au terme du premier acte, Cho confirme l’impression de solidité et de maîtrise qui se dégage de son physique. On sent que ça bouillonne à l’intérieur mais qu’il garde la tête froide. Une réserve de puissance qu’il va libérer dans le 1er concerto de Chostakovitch, un best-seller chez les finalistes, dont les variations de terrain mélodiques incessantes évoquent plus le trail de montagne que la course rectiligne sur route. Un parcours exigeant embrassé avec fougue. Au point de pousser le corps, cet autre instrument, dans ses derniers retranchements. La fine pellicule qui recouvrait le visage de l’Américain se transforme bientôt en torrent. Le noir de la chemise et du veston vire à l’encre sous l’averse. Et c’est bientôt le manche qui se transforme en gouttière. Un spectacle sidérant, magnétique et perturbant. Jusqu’ici équitablement répartie entre l’ouïe et la vue, l’attention est comme aspirée par ce déluge hormonal capté en temps réel. On tente de se recentrer sur l’hymne à la tristesse du compositeur russe mais très vite, ce corps-à-corps avec le violoncelle, avec l’orchestre, avec la salle, et au-delà avec l’univers, impose sa radicalité. Le plus impressionnant, c’est que Cho (qui porte bien son nom pour le coup) semble impassible, entrouvrant de temps en temps une paupière pour couler un regard complice vers Denève dont la permanente ondule de plaisir, à croire qu’il a atteint un niveau de transcendance qui lui permet de faire abstraction de son corps ruisselant.

On a l’habitude de voir les rockeurs mouiller le maillot, c’est même souvent un passage obligé pour que le public ait l’impression d’en avoir pour son argent. à l’inverse, dans l’univers feutré du classique, tout ce qui suinte et dégouline est théoriquement proscrit. Sauf que Cho nous rappelle que l’art est d’abord une expérience physique avant d’être une expérience spirituelle. On était venu pour se faire bercer gentiment, on sort rincé et la tête à l’envers après un spectacle total combinant le suspense d’un final de 3000 mètres aux JO et l’intensité brute d’un concert de NTM. Sans savoir si cette débauche d’énergie paiera au final (on écrit ces lignes la veille de l’annonce du palmarès), Cho dédicace à sa façon la prophétie d’Edison: « Le génie, c’est 1% d’inspiration et 99% de transpiration.« 

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