Serge Coosemans

Le critique culturel à l’ancienne se meurt et c’est une bonne nouvelle

Serge Coosemans Chroniqueur

La critique culturelle se porte mal et l’industrie serait peut-être bien en train de retirer la prise qui la maintient dans une survie léthargique et dépendante. Tant mieux, s’exclame Serge Coosemans, qui applaudit le retour probable du journalisme au détriment de la simple promo. Prophétique et messianique, ce Crash Test S01E23?

Dans la presse, à chacun ses marronniers. Je vous laisse l’immobilier, les francs-maçons, l’Islam et la septième réforme de l’État, moi, quand je ne trouve rien de bien neuf à dire, je rebondis plutôt sur la gentrification, la stagnation de la musique électronique et la lente disparition de la critique culturelle. Vu qu’il affole complètement la confrérie, ce dernier sujet reste bien un peu tabou dans les gazettes comme la nôtre. Pourtant, il est indéniable que ça commence à sentir le roussi pour la presse culturelle. Tout le monde se rend bien compte qu’elle va mal, certains la disent même en voie de disparition. C’est sans doute exagéré mais il semble clair qu’un gros tsunami approche et que pas mal de vieux barbons du secteur vont se retrouver emportés par ses flots dévastateurs, alléluia. Leur erreur aura été de ne pas avoir cherché à se réinventer, d’avoir toujours repoussé à plus tard la remise en cause des fondamentaux du métier. Ce n’est pourtant pas bien compliqué: il suffit d’arrêter de se considérer comme un service de base pensé pour une clientèle pas trop exigeante. De nos jours, la différence entre un critique culturel et un banquier n’est en effet pas assez flagrante. Les deux se contentent de conseiller comment au mieux dépenser votre argent. Or, dans le cas de la culture, il me semble évident que l’on trouve de bien meilleurs conseils de placements ailleurs que dans la presse, ne fut-ce que chez les potes sur Facebook et Twitter. C’est normal: friends et followers connaissent bien mieux mes goûts que Cathy Immelen ou Thierry Coljon.

Vient donc forcément la question de l’intérêt à encore traîner du côté des médias culturels. Pourquoi encore lire des articles bâclés, éventuellement conciliants, le plus souvent pondus contre la montre, voire même, dans le cas de la promotion du dernier Star Wars notamment, soumis à une réelle forme de censure? Cela n’engage peut-être que moi mais je pense que c’est justement quand elle sort de sa dépendance et de sa soumission à la promotion de la nouveauté que la presse culturelle retrouve de sa superbe, qu’elle fait plaisir davantage qu’elle n’afflige, qu’elle retrouve l’élan, la pertinence et le fun. Les meilleurs articles ont toujours été ceux qui ne disent pas quoi penser sur ce qui vient de sortir mais invitent plutôt à découvrir des artistes, des scènes et des courants qui n’ont même pas forcément d’actualité. Les meilleurs articles ne sont pas des conseils d’achats mais tout simplement du journalisme, de préférence de terrain. C’est d’ailleurs pourquoi je vois plutôt d’un bon oeil l’industrie faire mine de retirer la prise qui maintient la presse culturelle dépendante et léthargique. Dès que le business estimera pouvoir se passer de ces gazettes pour ses plans strictement promotionnels, on devrait en effet en principe pleinement pouvoir y refaire du journalisme. Là aussi, alléluia.

Les anciens Rois du pétrole

Signé Arnaud Sagnard, c’est un récent article du Nouvel Obs qui nous rappelle que ce Jugement dernier est sans doute proche. Le papier explique en détail quelques offensives marketing ces dernières années déployées par des poids lourds de la musique (entre autres: Adele, Daft Punk, Beyoncé, David Bowie…). Le point commun de ces campagnes promo est que la critique culturelle et la page publicitaire à l’ancienne s’y sont avérées complètement obsolètes. « Nous sommes désormais dans une ère, dit l’article, où sortie de disque rime avec effet de surprise ou teasing rondement mené par un artiste totalement maître de sa communication. » La presse est hors jeu et les critiques sont « passés du statut d’interlocuteur pouvant tutoyer la star à celui de simple follower informé au dernier moment et condamné à relayer l’info comme tout le monde. »

« L’époque est particulièrement cruelle avec les journalistes culturels, continue Sagnard. Longtemps, ils ont été les rois du pétrole: les maisons de disques les invitaient à grand renfort de billets d’avion, de champagne, de rencontres « exclusives » dans les salons des palaces avec leurs artistes préférés. Au gré des sorties d’album, ils pouvaient boire un thé à Londres avec Mick Jagger, descendre des whiskys avec Lou Reed première période dans un bar de New York ou fumer des joints dans un strip-club à Miami avec Rick Ross… Et chaque critique musical de se remémorer les meilleurs souvenirs d’une opération de séduction longue de plusieurs décennies. Le sommet ayant été, pour une génération de critiques, l’invitation à écouter en avant-première l’album Bad de Michael Jackson dans un Concorde faisant des ronds au-dessus des terres vertes d’Irlande ou un entretien à bâtons rompus avec le duo Daft Punk non-casqué, s’il vous plaît. »

Il se fait qu’en 1997, j’ai interviewé Daft Punk sans les casques. C’était à la cafétéria du Botanique, pas dans un Concorde, mais ça n’a pas changé grand-chose: j’ai trouvé ça rigolo mais faussé et chiantissime. Si conseiller d’acheter des albums s’apparente à du boulot de banquier, là, je faisais celui de Pinot, simple flic, c’est-à-dire retranscrire une banale déposition d’abrutis. Sur quoi il me semblait par contre très intéressant d’écrire, c’était le cirque qui entourait ces types et bien d’autres, interviewés avant ou après. Cette foire aux vanités, ces coulisses d’un cool qui ne l’a jamais vraiment été. Un autre jour de mes années de rock-critic, j’ai aussi assisté à une mini-conférence de presse de Depeche Mode. Pareil: ce qu’a pu déblatérer ce grand concombre de Dave Gahan m’a semblé beaucoup moins intéressant que la tension et l’hypocrisie crasse des journalistes autour de la table; déjà rien que le mépris des Flamands à l’égard des francophones dans un pays où les médias du Nord ont toujours été prioritaires et chouchoutés par les labels. Je n’ai pas pu écrire là-dessus pour de multiples raisons, je ne suis même pas certain que cela aurait intéressé les lecteurs. Pourtant, j’aurais aimé lire des articles abordant ce genre de détails parlants dans la presse culturelle, parce que ce sont des angles et des sujets qui m’étonnent et qui me dépassent un peu. Décerner des bons ou des mauvais points à Daft Punk et à Depeche Mode, ça va, je n’ai besoin de personne pour le faire et encore moins depuis que leurs nouveautés s’écoutent gratuitement et même plus forcément de façon illégale: merci Deezer, Spotify et compagnie.

La disparition de l’allumeur de réverbères

Attention, je ne prétends pas du tout détenir avec ce genre d’envies (passées) d’articles la solution miracle à la crise que traverse la presse culturelle. Au moment de la réinventer, il faudrait surtout traquer et pomper des idées chez les Anglais, dans le fanzinat, dans l’underground, du côté de la revue Audimat, de l’émission Tracks sur Arte et sur quelques blogs anciens ou toujours actifs. Pourtant, dans l’article du Nouvel Obs, la critique culturelle traditionnelle semble continuer à vouloir s’accrocher à sa ringardise comme Marc Ysaye à son intégrale Beatles au coffret CD en forme de guitare. Jean-Daniel Beauvallet des Inrocks explique par exemple que « pour Feu! Chatterton, on a négocié d’assister à l’enregistrement de leur album en Suède avec leur manager des mois avant sa sortie. Idem pour avoir l’exclu sur le retour de Louise Attaque, ça s’est joué un an avant. » C’est profondément ridicule, incroyablement ringard. Triste aussi, parce que je suis sûr que Jean-Daniel Beauvallet, qui n’est pas le plus con, ni le plus obtus du lot, a bien compris depuis longtemps que son public découvre plus de bonne musique, nouvelle ou ancienne, sur sa propre page Facebook qu’en ouvrant ce véritable folder publicitaire pour adhérents de la FNAC que sont depuis 25 ans Les Inrocks.

« Derrière ce bouleversement de l’ensemble des relations entre producteurs, intermédiaires et consommateurs, se profile une culture de la disparition pure et simple, qui n’est pas sans rappeler la dématérialisation de la musique due à la création du format mp3 », finit par pleurnicher Arnaud Sagnard dans son article du Nouvel Obs. Sauf que ce n’est pas ça du tout. Si un critique perd son job parce que la promo n’a plus besoin de lui, « cette disparition » me semblerait plutôt comparable à celle des allumeurs de réverbères quand l’électricité a été installée dans les rues. Ce qui n’a pas fait disparaître la lumière, bien au contraire. En fait, ça a même libéré quelques zigues d’un job au fond plutôt ingrat. Alléluia.

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