Kate Bush dans Strangers Things : quand les tubes du passé refont surface

Grâce à la série Stranger Things, Kate Bush a retrouvé le sommet des hit-parades. © getty images
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

De Kate Bush à Nirvana, les tubes du passé trouvent de plus en plus souvent une nouvelle vie sur les plateformes de streaming, conquérant les oreilles de la génération Z. De quoi rétrécir la fenêtre de tir pour les nouveaux venus? À voir…

L’un des plus gros tubes de l’été est sorti il y a près de 40 ans. Impossible d’être passé à côté: ces dernières semaines, Running Up That Hill a tapissé les playlists des radios et des plateformes de streaming. Publié initialement en août 1985, le single de Kate Bush avait déjà été un succès à l’époque, régulièrement cité dans les chansons les plus marquantes de la décennie. En 2022, il a fait encore mieux. En Angleterre, il est ainsi devenu le premier numéro 1 de la chanteuse depuis Wuthering Heights, paru en 1978. Aux États-Unis, il a même permis à Kate Bush de rentrer pour la première fois de sa carrière, dans le top 10 (à la 3e place, alors que le même morceau n’avait pas dépassé la 30e lors de sa sortie en 1985).

La raison de cet emballement, 37 ans après les faits? En accompagnant l’une des scènes-clés de la saison 4 de la série Stranger Things, l’un des cartons de Netflix, Running Up That Hill a retrouvé une nouvelle jeunesse, touchant un public qui n’était pas encore né dans les années 80. Artiste célébrée pour son indépendance et son intégrité, Kate Bush est connue pour ne pas céder facilement les droits de sa musique. Pour le coup, celle qui se dit fan de la série a été bien avisée. Devant le succès, elle s’est même dite “choquée. Je n’ai jamais rien expérimenté de tel!”, a-t-elle écrit sur son site, avant d’expliquer dans une rare interview radio, sur BBC4: “La seule pensée que tous ces jeunes découvrent la chanson et l’entendent pour la première fois… C’est quelque chose de très spécial…

La fiction des frères Duffer ne parle pas qu’aux ados et aux jeunes adultes –selon certaines études, les 18-29 ans ne représenteraient “que” 30% de l’audience (contre 41% pour une série comme Squid Game, autre carton signé Netflix). Mais il n’a pas fallu longtemps pour que l’emballement autour de Running Up That Hill ne contamine également TikTok. De quoi démultiplier son impact. Sur l’appli millennial, le hashtag #runningupthathill a été checké plus d’un 1,4 milliard de fois…

Élan de nostalgie

Ce succès phénoménal n’a pas secoué que Kate Bush. Il a aussi interpellé l’industrie musicale… Comment expliquer qu’une chanson sortie au début des années 80, loin d’être le titre le plus obscur de l’artiste, ait pu susciter à nouveau un tel intérêt? Pour certains, le coup de pouce de la série de Netflix n’explique pas tout. Le carton de Running Up That Hill ne serait en réalité qu’un nouvel exemple d’une tendance de plus en plus prégnante. En janvier dernier, l’institut de sondage américain MRC Data la décrivait dans sa traditionnelle analyse des tendances du streaming lors de l’année écoulée. Pour la première fois depuis le lancement de son “baromètre”, en 2008, explique le bureau, l’écoute des musiques actuelles est en déclin, au profit des musiques dites de “catalogue”. Aux États-Unis, les “oldies” grappillent de plus en plus de terrain, augmentant leur part d’écoute de 65 à 70%. Et les artistes émergents de galérer toujours davantage pour se faire entendre. Si l’industrie musicale a continué à croître en 2021, ce n’est désormais plus grâce à la nouveauté…

Retour de la hype aussi pour Abba et Nirvana.
Retour de la hype aussi pour Abba et Nirvana. © getty images

Comment interpréter ce mouvement? Il correspondrait d’abord à une certaine logique structurelle. Si les plateformes ont d’abord été accaparées par les plus jeunes, les baby boomers et la génération X ont désormais rejoint les rangs -dans la même étude, MRC Data précisait que, désormais, 89% des premiers et 96% de ceux appartenant à la seconde catégorie disaient utiliser les services de streaming. Cette nouvelle pyramide des âges aurait fini par avoir un impact sur la musique écoutée. Aux États-Unis toujours, les 200 nouveaux titres les plus populaires représentent désormais moins de 5% du nombre total de streams. C’est deux fois moins qu’il y a trois ans…

De manière plus ponctuelle, le manque de gros blockbusters ces dernières années aurait également joué un rôle. Tout comme la pandémie. Si le confinement a pu faire gonfler les chiffres du streaming, il a aussi bridé les labels: difficile de lancer de nouveaux projets quand la fenêtre de promotion se réduit. Par exemple quand les clubs, encore souvent utilisés comme rampe de lancement pour certains morceaux, sont obligés de fermer leurs portes pendant quasiment deux années entières…

Pour certains, la pandémie est cependant un faux problème. Elle n’aurait fait qu’accélérer une tendance de fond, celle qui voit le public se tourner toujours davantage vers les musiques du passé. Ou même vers les supports supposés “déclassés” -que l’on considère la “hype” actuelle autour du format CD ou les ventes de vinyle qui continuent d’augmenter (+78% l’an dernier, en Belgique). Le vintage a la cote, et cela devrait être le cas encore pendant un moment. Pour au moins une bonne raison. Les fonds d’investissement et autres majors qui ont allongé ces dernières années des chèques astronomiques pour mettre la main sur les catalogues d’artistes comme Bob Dylan, Neil Young ou même les Red Hot Chili Peppers, vont en effet devoir récupérer leur mise. Et feront donc tout pour redonner une visibilité aux classiques des précités auprès des nouvelles générations…

Guéguerre culturelle

L’heure de la “revanche” aurait donc sonné pour les “anciens”. Ceux qui s’étaient par exemple étranglés en 2015 en tombant sur les mèmes se demandant “qui était le vieux monsieur qui accompagnait Kanye West et Rihanna sur le single FourFiveSeconds?” -réponse: Paul McCartney. Sans toujours percevoir l’auto-ironie assumée de la blague, typique de ce genre de format… Au sein même de la communauté hip-hop, le conflit de générations a pu remonter à la surface. Comme quand, sur le plateau de Rap Jeu, en 2019, Koba LaD semble découvrir en direct l’existence d’IAM, pionniers du rap en France. La séquence tournera en boucle, créant le débat, voire l’effroi chez une bonne partie du public concerné -en oubliant parfois un peu vite que le rappeur d’évry est né en 2000, soit trois ans après L’École du micro d’argent, dernier vrai classique des Marseillais. Les intéressés eux-mêmes seront d’ailleurs les premiers à dégonfler la controverse, Akhenaton admettant que le gamin avait tout à fait le droit de ne pas connaître IAM

Plus récemment, c’est Aitch, 22 ans, qui s’est retrouvé dans le collimateur. Pour la sortie de son premier album, sorti le 19 août, l’équipe promo du jeune rappeur de Manchester n’a pas hésité à recouvrir la fresque géante de Ian Curtis, peinte sur une façade de Port Street, pour y afficher son propre artwork. Tiré d’un cliché du photographe (belge) Philippe Carly, le visage du chanteur suicidé du groupe culte Joy Division, a disparu en quelques heures, suscitant là aussi la polémique. Sauf qu’Aitch n’a pas tardé à publier ses excuses, assurant n’avoir jamais été mis au courant, et promettant de réparer au plus vite les dégâts. “En aucune manière, je n’aurais voulu manquer de respect à un héros local comme Ian”, a-t-il insisté sur ses réseaux.

De quoi nuancer le récit médiatique d’une “guéguerre culturelle” entre les millennials “arrogants” et leurs aînés “dépassés”? Au minimum. De la même manière, celui d’une vague vintage qui freinerait l’arrivée de nouveaux talents est à relativiser. Certes, la part des musiques de catalogue a bel et bien tendance à augmenter -de 19% encore pour le premier semestre, indique MRC Data. À ce détail près que la dite catégorie inclut tous les titres sortis il y a plus de 18 mois. Cela fait pas mal de monde. C’est le cas par exemple de Fever, le duo de Dua Lipa avec Angèle. Peut-on parler pour autant d’un “oldie”? En fait, selon une étude de Chartmetric, autre outil d’analyse des chiffres du streaming, ce sont surtout les titres sortis ces cinq dernières années qui gonflent la part des musiques de catalogue. Un succès comme celui que connaît aujourd’hui le Running Up That Hill de Kate Bush reste assez rare. Autrement dit, ce n’est pas non plus comme si les auditeurs s’étaient tout à coup pris d’amour pour tout ce qui est sorti avant 2010.

D’autant que pour un grand nombre d’entre eux, il est difficile de parler de nostalgie d’une époque qu’ils n’ont pas vécue. En mars dernier, le Something in the Way de Nirvana a vu ses chiffres de streaming exploser -+ 1200% sur Spotify-, suite à son inclusion dans la B.O. du dernier Batman. Pas certain que beaucoup de ses auditeurs portaient des chemises en flanelle au début des années 90. Loin de tout revival grunge, beaucoup ont dû simplement apprécier le morceau pour ce qu’il était -une morne balade collant en l’occurrence parfaitement à l’ambiance gloomy de Gotham City.

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Après tout, c’est le propre du Net, et de sa profusion, que de tout mélanger dans un gros shaker -les artistes, les genres, les décennies, etc. C’est particulièrement le cas sur une appli comme TikTok, dernier incubateur de tendances. Ici plus qu’ailleurs, la musique est détachée de tout contexte. Réduite à quelques secondes, elle n’est plus que la bande-son flash d’un challenge ou d’une danse virale (ou même d’une simple balade en longboard, voir plus bas). Et peu importe que le morceau date de 2022 ou de 1979, comme le Chiquitita d’Abba: s’il convient à la matrice TikTok, c’est l’assurance de voir ses chiffres de streaming grimper en flèche. Récemment, Benny -Abba- Anderson a proposé un mash-up du morceau en question avec le Bennie and the Jets (1973) d’Elton John. Un “remix” que les deux musiciens ont publié où ça? Sur TikTok, évidemment…

Autre exemple récent: le Teenage Dirtbag challenge, du nom du tube de Wheatus, one-hit wonder pop-rock US, qui a connu son heure de gloire au début des années 2000. L’idée? Profiter du refrain pour partager des photos de ses années “collège”. Ces dernières semaines, ils ont été de plus en plus nombreux à se piquer au jeu. Comme Mark Ronson (47 ans) ou Charli XCX (30 ans). Finalement, la nostalgie n’était pas là où on le pensait…

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