Ivan Tirtiaux: « Que les paroles ne soient pas qu’un prétexte pour chanter »

Ivan Tirtiaux © Alexis Gicart
Kevin Dochain
Kevin Dochain Journaliste focusvif.be

Magicien désabusé de la guitare folk et des mots, Ivan Tirtiaux s’efforce à nous livrer les secrets de fabrication de ses chansons boisées. Bonus Track, dernier épisode de l’été qui en présage bien d’autres à venir.

Un jeu de guitare aussi nerveux et percussif que fascinant de décontraction. Des paroles jonglant entre un premier degré terre-à-terre et une poésie du quotidien particulièrement touchante. Ivan Tirtiaux, qui a mis des années avant de donner la touche finale à son premier album, L’Envol (qui vient de ressortir en France), a aussi roulé sa bosse dans le funk au côté de Melanie De Biasio avant de prendre un virage chanson quand la langue française s’impose à lui au… Brésil.

Quand nous avons lancé cette série sur la composition, dont on n’a jamais caché l’apparenté avec les travaux de Paul Zollo, il est l’un des premiers à avoir manifesté son enthousiasme, tant face à l’original qu’il découvrait par la même occasion, qu’à notre pâle copie « belgicisée ». Le renvoi d’ascenseur était inévitable, d’autant plus que ses chansons colorées résonnent toujours en nous depuis qu’on l’a croisé au détour des rayons d’un magasin de guitares. Rencontre matinale en toute décontraction, à la table d’un café saint-gillois.

Dans tes chansons, les paroles sont aussi soignées que la musique. Comment mets-tu ça en place? D’où les idées émergent-elles? Plutôt d’un fragment de texte ou d’une ligne de guitare?

En général, les idées émergent très vite. Quand le truc me tombe dessus, c’est souvent ce que je trouve le plus juste, même si j’ai tendance à me censurer parce que j’ai l’impression que c’est trop simple, trop bateau. Mais par la suite, je me rends compte que c’est là que l’idée est la plus juste, la plus forte. Quand je joue de la guitare ou d’un autre instrument, une bribe de texte vient comme ça, ou j’ai la sensation de voir tout un morceau, une direction, un ton… Après, je dois encore travailler longtemps dessus.

Ton album, L’Envol, a été enregistré sur une longue période. Comment structure-t-on un travail à ce point étalé?

J’ai mis du temps à me lancer dans le fait de faire un album. J’ai dû apprendre à m’autoproduire: je n’avais aucune notion, même si j’ai une affinité naturelle pour le son. Un ordinateur, il y a dix ans, ça me faisait peur. Ça a mis du temps parce que j’avais une idée assez précise de ce que je voulais, et je suis très content de l’avoir fait moi-même. Les morceaux avaient déjà été énormément joués sur scène avant.

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Le tri n’a pas dû être évident…

J’ai essayé de sélectionner des morceaux qui se mariaient bien. Il y en a un que j’ai écrit en 2002! J’ai essayé de trouver une cohérence là-dedans, parce que quand je me suis mis à écrire en français en 2000, j’ai essayé de nombreuses formules. Il y avait des choses très disparates, j’ai essayé de garder un fil conducteur.

Tu avais donc commencé par écrire en anglais?

Oui, rien à voir. Je faisais du funk. On n’a jamais sorti de disque mais il doit y avoir l’un ou l’autre enregistrement. C’était un bon groupe (Capsicum, NdlR): il y avait plein de musiciens de la scène actuelle, des gens de Charleroi, dont Melanie De Biasio. On était 9 sur scène. Gros groupe à la Parliament, Curtis Mayfield, Sly Stone… Mais maintenant, ce n’est plus le sujet, même si j’y reste très attaché.

J’ai lu que tu t’étais mis au français en partant au Brésil. C’est quoi le déclic?

J’ai toujours trouvé qu’il y avait une absurdité à chanter en anglais, même si je le parlais bien parce que je l’ai appris enfant. Mais au Brésil, il y a une certaine fierté de la culture, d’une culture très riche dont on ne connaît que les grandes lignes ici. J’adore la musique brésilienne. Je donnais des concerts là-bas, en anglais, et quand le percussionniste m’a demandé de jouer une chanson dans ma langue, je lui ai baragouiné un demi-couplet de Gainsbourg, mais j’étais incapable d’en faire plus… C’est là-bas que je me suis mis à écrire en français.

C’est la période charnière…

Ça a mis du temps. C’est très différent d’écrire en français. Et la manière de chanter est vraiment très différente.

C’est sûr que le français ne sonne pas si facilement dans tous les styles musicaux.

En tout cas, on est tout de suite conscient de quand ça ne marche pas. Alors qu’en anglais, les gens comprennent sans doute moins souvent l’importance du texte. J’entends souvent des gens chanter en anglais et placer les accents toniques à des endroits bizarres. Je crois que les deux sont difficiles, mais on a peut-être un peu moins de références en français. Par contre, il y a quelque chose à trouver et c’est ça qui m’intéresse. Où se situer quand on a écouté de la musique anglo-saxonne, brésilienne, de la chanson française et qu’on n’a pas envie de faire de la variété ni de la chanson à l’ancienne?

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Dans tes textes, il y a un grand mélange de premier degré, de vie quotidienne d’une part, et de passages beaucoup plus imagés d’autre part. Comment jongles-tu avec ces deux niveaux d’écriture?

Pour chaque chanson, j’ai l’impression de chercher quelque chose que je n’ai encore jamais fait. Alors que je dois être en train de refaire la même chose (rires). Comme les chansons ont été écrites sur une longue période, il y a un moment où j’ai voulu écrire des choses plus sensorielles alors qu’aujourd’hui j’essaie de revenir vers une certaine forme de récit à l’ancienne. Le plus difficile, finalement, c’est d’arriver à une forme très simple. Comme le disait Léonard de Vinci, « la simplicité est la sophistication suprême »

C’est souvent ce qui marche le mieux dans tes textes je trouve, comme dans Charlatan où tu évoques des soirées arrosées ou dans Pourquoi remettre à demain? avec ce passage sexuel très cru…

L’album est sorti il y a deux ans en Belgique (il vient de ressortir en France, NdlR), et avec le recul, il y a des choses que je préfère à d’autres. Le deuxième va certainement être différent. Parce que là, je n’arrive pas avec de la matière ancienne. Je suis en train d’écrire…

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En Belgique, le « français » donne l’impression d’être réservé à un public de niche…

C’est marrant de dire « le français » comme si c’était un style. Mais je pense que ça revient à la mode. Quand j’ai commencé, mes potes me disaient « ne fais pas ça, ne chante pas en français, c’est pourri »… Mais j’étais convaincu de ce que je faisais. Je commençais à trouver ça ridicule de ne pas avoir de prise sur ce que je dirais… Il y a toujours une seconde lecture. Même les choses très simples peuvent être réinterprétées. J’essaie toujours de dire quelque chose entre les lignes, mais en anglais, je ne vais pas avoir la connaissance suffisante pour le faire. Il y a des gens qui se posent moins la question, mais pour moi, je n’ai pas envie de reléguer le texte au second plan, qu’il ne soit qu’un prétexte pour chanter. Je prends beaucoup plus mon pied aujourd’hui.

Je n’ai pas non plus une démarche contre l’anglais: je ne dis pas pour autant qu’il faut le renier. J’écoute d’ailleurs énormément de musique en anglais, mais souvent venant de gens dont c’est la langue maternelle. Après, il y a toujours des exceptions.

Quand tu écris, que tu enregistres, y a-t-il des références auxquelles tu te raccroches? Des modèles?

Mes modèles sont très éloignés. Je n’ai jamais souhaité faire quelque chose comme quelqu’un, mais j’ai évidemment des guides, des immenses songwriters comme Chico Buarque qui est un mélodiste de génie, ou Elliott Smith qui est aussi un génie au même titre que Brel ou Brassens. J’adore le vieux blues aussi. La musique argentine, Atahualpa Yupanqui qui est une sorte de Brassens à sa manière. Mais en général, ce sont toujours des gens qui ont un propos fort. Même avant de comprendre ce qu’ils disent en détail, on le ressent. Je ne renie pas non plus le funk que j’écoutais quand j’étais jeune. Le son 70’s, le groove du batteur de Bill Withers… J’adore ça.

La difficulté, en français, c’est de le faire sonner. Les accents sont difficiles à trouver. Avant de trouver la bonne phrase, il faut trouver le bon mot pour qu’il tombe au bon endroit… Plus que de dire quelque chose, c’est difficile de trouver la rythmique, la prosodie. C’est pour ça que je dois travailler longtemps.

Ton style de jeu de guitare est très particulier, il se marie de manière très particulière avec le texte. D’où est-ce que ça te vient?

J’ai étudié entre autres le jazz, la guitare c’était mon truc. J’ai intégré des éléments du funk, comme le fait de « slapper » les cordes, de la musique brésilienne, du blues… Mais la guitare, aujourd’hui, je m’en fous de plus en plus. Aujourd’hui, je suis beaucoup dans l’open tuning: ayant étudié l’harmonie, j’aimais beaucoup les accords compliqués, du moment que ça ne s’entend pas. J’aime les grilles d’accords. Quand il y a une harmonie qui souligne des endroits du texte… Aujourd’hui, comme je veux tendre à la simplicité, jouer en open tuning me permet de rendre mon jeu moins cérébral.

Les grilles d’accords peuvent changer en fonction d’où le texte te porte?

Oui, clairement. Une chanson, c’est comme un arbre dont tu peux suivre la multitude des branches. Pour moi, la mélodie, un changement d’accord peuvent changer le sens du texte. Comme en dramaturgie: avec un éclairage sur une scène de théâtre, on peut faire dire autre chose, intégrer du second degré… Changer un accord mineur en majeur, ça peut inverser complètement le sens.

Il y a des accordages que tu préfères utiliser?

J’essaie de me limiter, parce que c’est chiant sur scène sinon. J’utilise énormément les DADGAD et drop D, ainsi que le ré mineur (DADFAD, comme Skip James, vraiment très blues). J’essaie de ne pas en avoir plus, parce que je n’ai pas envie de me réaccorder toutes les deux chansons.

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Changer d’accordage t’amène ailleurs dans ta composition?

Complètement. Il y a aussi des morceaux qui sont venus au banjo, je passe aussi souvent d’un instrument à l’autre. Tu ne joues pas la même chose…

Tu joues beaucoup d’autres instruments que la guitare et le banjo?

Je ne me considère pas comme joueur de banjo. J’en ai mis sur mon album, mais je ne le maîtrise pas. Je joue un peu de piano, j’ai beaucoup de petits instruments à cordes, je joue du pandero aussi. C’est un tambourin d’origine brésilienne qui groove vraiment. Tu as une batterie complète là-dedans quand tu arrives à te démerder.

Quand est-ce que, dans l’écriture d’un morceau, tu te dis que tu en es content, que tu peux passer au suivant? Tu reviens beaucoup dessus ou tu préfères rester dans un instant?

Au niveau du texte, j’y reviens beaucoup. Quand mon texte est fini et que je l’assume, même s’il va peut-être encore un peu changer, je considère que je peux le jouer sur scène, même si par la suite il va changer de tonalité ou d’arrangement. J’ai changé récemment un mot dans un morceau qui est sur mon disque parce qu’on me l’a suggéré. Je pense que ça évolue toujours. Quand j’enregistre, c’est toujours plus compliqué. Tu as besoin de recul… Être sûr qu’on comprenne bien ce que tu as voulu dire. Après, on n’est jamais à 100% content.

En parlant de textes qui changent, j’ai toujours cru, avant d’en entendre la version album, que dans Charlatan, tu parlais de te saouler « au sommet d’arbres » et pas « au Saint Médard »

J’ai souvent ce genre d’impressions aussi, mais plus souvent avec de l’anglais. J’ai appris Losing My Religion à un élève récemment, et en le déchiffrant, je me suis rendu compte qu’il y a plein de choses que j’avais comprises de traviole. « Now I’m sad »? Non, c’était « now I’ve said ». Je pensais que le mec était triste, mais pas du tout (rires)… Mais ça ne me dérange pas que les gens comprennent autre chose que ce que je dis, tant que je suis sûr de mon texte. Il y a toujours des projections, et parfois c’est même très riche.

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Comment s’articulent les chansons du disque à la scène?

Pour enregistrer mon album, je n’avais pas encore le groupe avec lequel je joue aujourd’hui sur scène, à part Raphaël Dumas, le mandoliniste avec lequel je joue depuis des années. J’ai constitué un groupe pour enregistrer la base, mais j’ai recommencé des trucs… Et ce ne sont pas les mêmes musiciens qui m’accompagnent sur scène. Après, j’ai trouvé de super gars, mais pour le studio, comme les musiciens ne se connaissaient pas et que j’ai enregistré dans plein d’endroits différents, ça a été difficile. Ça s’est étalé sur une longue période parce que pas d’argent, difficile d’accorder les agendas… J’espère arriver à faire le suivant de manière plus tassée. J’aimerais arriver à réunir les musiciens une semaine à répéter les morceaux et puis faire une base beaucoup plus proche du résultat final, dans une approche plus live. Mais je suis encore loin du processus: je n’ai encore que la moitié d’un album en morceaux, je suis très lent à écrire et j’hésite encore sur la couleur à lui donner.

Tu es méthodique dans ta manière d’écrire ou tu préfères te laisses porter?

Je ne me donne pas de méthode, j’essaie de varier, mais j’ai mes carnets dans lesquels j’écris. En travaillant, j’arrive à un couplet, un refrain, je passe énormément de temps à peaufiner, mais ça m’arrive de laisser dormir les morceaux pendant un an. Aujourd’hui, j’essaie, quand j’ai une idée, d’aller jusqu’au bout et de l’enregistrer, même si c’est très brut. J’écris, je retranscris… Je passe aussi beaucoup de temps avec un dictionnaire de synonymes. Il faut que ça coule, que ma phrase tombe sur ma mélodie. Parfois, on tombe sur des choses inattendues, parce qu’un synonyme t’a amené à affiner le sens, à donner une ambiguïté, à faire sonner la phrase…

Ça ne dénature pas ton propos premier?

Le propos premier, je n’en suis jamais vraiment conscient. C’est comme un gros tas de glaise qu’il faut encore se mettre à sculpter. L’idée peut dévier. Parfois, le dernier mot que tu vas ajouter va finir par être central. Le morceau Charlatan a pris ce titre bien loin dans son parcours. À la base, l’idée du morceau, c’était la première phrase, qui était venue lors d’une fête exactement comme dans la chanson. Et puis tu développes… J’aime bien me laisser surprendre. Parfois, je remplis des pages et il ne se passe rien, mais à un moment, je me lève, je vais faire un tour et le truc tombe. Tout l’art, c’est de ne pas évincer ce qui vient naturellement, même si dans un premier temps ça peut sonner comme un cliché…

Pour clôturer, quels seraient tes conseils à un jeune musicien qui se lance?

Ne pas chercher à plaire à tout prix si c’est pour aller à l’encontre de lui-même. Aujourd’hui, on est tenus par tout un tas de contraintes, de formats… qui peuvent être très intéressantes, mais il ne faut pas passer à côté de qui on est pour autant. Je pense que tous les gens qui arrivent à quelque chose, c’est parce qu’ils arrivent à s’accepter. Par exemple, Chris Whitley, que j’adore, dit qu’il faut accepter son côté weirdo. Ces trucs qui peuvent te déranger toi-même, ces petits défauts, ça peut être ça qui va plaire… Mais c’est difficile à montrer, à assumer!

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