Serge Coosemans

Grâce à La Vilaine, mon cercueil compte un clou de plus

Serge Coosemans Chroniqueur

Ce vendredi 6 mars 2015, ouvrait à Bruxelles La Vilaine, un « nouveau » club (anciennement Mister Wong) qui entend vous « apporter une sélection de la meilleure musique électronique des années 80, 90 et 2000 ». Existe-t-il pire idée?, se demande Serge Coosemans. Sortie de Route S04E26.

Dans Retromania, au chapitre sur les raves, Simon Reynolds se souvient que ce n’est que vers 1996 que les gens ont commencé à être nostalgiques de la musique électronique qu’ils écoutaient à peine 4 ans auparavant. Dans le milieu, de 1988 à 1993, la nostalgie paraissait par contre « impensable, abominable, une contradiction vis-à-vis de tout ce que représentait la techno ». Ce qui importait, c’était le futur. Jouer la musique la plus récente possible et dans ces conditions, même un morceau sorti il y a quelques semaines était déjà considéré comme vieux et usé, sans plus beaucoup d’intérêt. La techno, c’était l’immédiateté, l’anonymat, le rejet de la valorisation -artistique ou pécuniaire- d’un morceau de musique. Il n’y avait aucune ambition de s’inscrire dans l’histoire musicale, plutôt considérée comme une encule consumériste, un truc de labels, d’escrocs capitalistes et de journalistes; bref un establishment à ignorer ou même à combattre.

Vers 1996 donc, certains ont toutefois commencé à regretter l’âge d’or de 88-93 et à vanter les mérites de la « old skool techno », jugée meilleure que ce qui sortait alors. Dans son bouquin, Simon Reynolds estime que le terme « old skool » est « curatorial, pédant et pédagogue », tout le contraire de l’utopie simple des raves, mais reconnaît toutefois s’être éclaté comme un beau diable dans une soirée rétro, alors qu’il approchait déjà de la quarantaine. La principale raison en est simple, analyse-t-il: dans ce genre de bamboula revivaliste, le DJ a généralement tendance à ne jouer que les classiques, les bombes confirmées et les éventuelles pépites oubliées. Tout le reste de ce qui s’écoutait vraiment à l’époque -les trucs ringardisés en deux mois, les morceaux de remplissage et les grosses fautes de goût- sont zappés du répertoire.

Sur le moment, c’est de fait bien fun, mais à la réflexion, c’est aussi drôlement menteur, révisionniste et passéiste. C’est nickel mais toc. Ça tient plus de l’attraction très calibrée que de la discothèque idéale, lieu d’étonnements, de découvertes et de possibilités. Si on ne s’en tient qu’à ne jouer que de la musique du passé, on dénature une certaine culture dancefloor de la curiosité, du bouillonnement d’idées et de la recherche de saveurs inédites. On fout le tout sous cloche, pour en formater une version simplifiée et tourist-friendly. C’est au mieux un exercice de style, au pire une approche assez comparable à celle de feu Pascal Sevran par rapport à la chanson française ou du soporifique Marc Ysaye sur le rock.

Ce n’est bien sûr pas le fait de jouer des morceaux des années 80, 90 et 2000 qui me fait tiquer. Tous les DJ’s du monde le font et c’est très bien comme ça. Ce qui me paraît contre-nature et à vrai dire assez repoussant, c’est de le revendiquer, d’en faire grand-cas et de s’y limiter. Ce discours ne peut que me heurter, moi qui suis passé par les colonnes de magazines musicalement militants et ai traversé l’époque où la techno était un art de vivre, pas juste un concept horeca qui aurait plus sa place dans un parc d’attractions qu’en plein milieu de Bruxelles; ville où il manque cruellement d’endroits décents où écouter de la musique actuelle et nouvelle, soit dit en passant. Que s’ouvre une boîte électronique ouvertement passéiste, presque un rip-off de The Sound of Belgium, cela revient à se prétendre amoureux d’un pan musical tout en laissant sous-entendre que ce qui se fait aujourd’hui dans le genre est sinon considérablement décrépi, du moins totalement impropre à être apprécié dans son établissement.

Il y a aussi pour moi quelque-chose de consternant, peut-être même de triste, à se voir ainsi dépossédé de sa propre culture, l’électronique des années 80-90, par des gens qui ne semblent pas la comprendre, ni même chercher à la comprendre. Que le trip Vilaine soit un délire puriste ou une approche amusée n’y change rien: la musique de ma jeunesse, l’une des alternatives les plus crédibles au mainstream de jadis, y sera vraisemblablement abordée façon grosse ambiance de carnaval, second degré obligatoire, attitude hipster-kitsch à la con. En d’autres termes, Bruxelles a maintenant une version new-beat, new-wave et techno de Chez Johnny, du Cactus et du Nostalgia. Mon cercueil, lui, compte un clou de plus.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content