Gainsbourg, dernière séance: notre interview quelques mois avant sa mort

Serge Gainsbourg, ici en 1979. © BELGA ARCHIVES
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Quelques mois avant de mourir, le chanteur accordait une interview au Vif. Un entretien sorti du formol juste pour le plaisir de ressusciter le dandy magnifique.

Treize décembre 1989, quinze mois avant sa mort, rencontre avec Serge G. en pleine médiatisation gainsbarre. Mais il suffit de gratter légèrement le vernis du scandale pour faire apparaître le poète juif aux rimes byzantines, assassines et câlines. Il y avait les stucs et le doré d’un palace bruxellois d’un autre âge. Et puis le bruit des trams chevauchant la rue Royale comme accompagnement désuet d’un meeting d’importance. Il y avait surtout cet homme délicat déjà attaqué par la maladie conséquente aux excès qui firent aussi sa légende. Dans le carrousel bleuté des champagne-curaçao et des Gitanes, Gainsbourg impressionnait par sa timidité organique, une forme de candeur, de lucidité et la classe naturelle d’un dandy aux rêves d’enfant pratiquement assouvis.

Mais vous n’avez pas complètement abandonné l’alcool!

Oh, le champagne-curaçao, ce n’est pas très méchant. Ce qui me tuait, c’étaient les alcools durs, le gin la vodka. Après l’opération (NDLR: ablation partielle du foie), mon chirurgien – un des plus grands – m’a dit « Vous vous suicidez puisque vous recommencez… » Et puis ça (désignant le cendrier), faudrait arrêter. Le nerf optique pourrait lâcher, je risque de devenir aveugle.

Qu’est-ce qui fait votre style: les accidents de parcours?

Je ne savais pas ce qu’il fallait faire, mais je savais ce qu’il ne fallait pas faire. J’avais une espèce de prémonition, vouloir devancer ce qui se faisait… Jusqu’en 1965, j’ai eu une période difficile, un peu showman maudit, et puis France Gall a remporté le Prix de l’Eurovision avec Poupée de cire et les gamines sont arrivées…

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Comment vos goûts musicaux se sont-ils ordonnés?

Mon père m’a mis très tôt au classique, à quatre, cinq ans – Scarlatti, Bach, Schumann – avant de me mettre à la peinture à treize ans, une autre initiation, parce que je crois aux trajets initiatiques. Je n’écoutais que du classique avant de découvrir Dizzy Gillespie, puis Art Tatum et Billie Holiday, dont je suis un inconditionnel. Je l’ai vue alors qu’elle était près de la fin, sublime…

Vous êtes allé lui parler?

Non, j’étais inconnu. Et timide, je le suis toujours. Mon arrogance est ma défense. Après Tatum, j’ai pris en pleine gueule Boris Vian, que j’ai vu alors que j’étais pianiste au Milord l’Arsouille: il était blême, sous un projecteur blanc, blafard, et je me suis dit dans ma tête d’oiseau: « Il y a quelque chose à faire là-dedans ». On aurait dû bosser ensemble mais il a cassé sa pipe. J’ai une angine de poitrine et je finirai comme lui, le coup du lapin… Un soir, Piaf m’a vu à la guitare et elle a dit: « On m’avait dit que Gainsbourg était un mec arrogant, méchant, mais avec des yeux pareils, c’est pas possible, amenez-le moi ». Et j’ai vu Piaf chez elle, boulevard Suchet. Elle est morte quelques jours après, je lui aurais fait des chansons superbes. Ce qui est étonnant, c’est que Piaf habitait à la même adresse que Jane, on aurait pu se croiser.

Cela vous aurait fait gagner du temps!

Hé hé, sarcastique le monsieur. Bon, après Vian, je balance mon premier 25 cm (NDLR: vinyle) et arrive Yves Montand, l’une des plus grandes stars de l’époque. Il me demande: « Qu’est-ce que tu veux p’tit gars, écrire des musiques, être auteur, être interprète? » Et moi, agité du bocal, je lui dis « Je veux tout ». Il m’a fait la gueule et rien ne s’est passé…

Cela aurait été une rencontre intéressante parce que, politiquement, vous étiez l’anti-Montand, vous avez toujours été anticommuniste…

Ah oui, les bolcheviques: terrible! J’imagine que Trotsky aurait été un meilleur dictateur que Staline parce que c’était vraiment un allumé. Je ne crois pas à ce qui se passe à l’Est, je ne crois pas au démantèlement d’un Empire: cela finira dans le sang! (NDLR: le Mur de Berlin est tombé un mois auparavant…).

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Les années 1980 ont été les années de métissage, les années SOS-Racisme: vous vous sentez proche de cela?

Oui, mais j’ai trop de puissance médiatique pour m’immiscer dans ces affaires.

Vous craignez que vos fans de droite n’achètent plus vos disques?

(interloqué) Ah non, c’est complètement dégueulasse de dire çà!

L’identité juive, c’est important?

Ça me regarde, il me faudrait une glace sans tain.

Les Territoires occupés?

Oh, ça m’emmerde, je ne suis pas d’accord. Je crèverai à Paris, je ne suis pas tellement juif, je suis sémite, les Arabes sont sémites. Faut pas déconner. Un qui me gonfle, c’est Le Pen.

Le style Gainsbourg est beaucoup cité mais reste peu copié…

Ils ne seraient pas à la hauteur, hé hé hé. Ils n’ont pas la maîtrise du langage que j’ai, ni la maîtrise mélodique et harmonique qui me vient du fait que j’ai été pianiste de bar. Et généralement, ils bossent avec une guitare. Or, avec une guitare, on a une main mais pas deux (…). Il s’agit aussi de maîtriser la langue, qui est superbe.

C’est assez mégalomane tout cela…

J’accepte. J’accepte cette vacherie.

D’où vient le réflexe de mêler vie publique et vie privée?

C’est professionnel mais il y a une dualité entre Gainsbourg et Gainsbarre. Maintenant, Gainsbourg, l’homme adulte réapparaît. J’avais fait repeindre la façade de ma maison qui était couverte de graffitis et pendant trois ou quatre jours, le mur est resté blanc, très beau. J’étais inquiet, je me disais que les kids ne me voulaient plus et puis paf, une inscription géante (sourire ravi).

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Quand vous provoquez sur un plateau de télévision, quand vous dites à Whitney Houston, « I want to fuck you« , vous ne regrettez pas ensuite?

C’est une agression, pure et simple. Houston s’est cassée devant moi, écoeurée. Je l’ai dit comme une vanne puisque je suis avec Bambou. Etais-je bourré? Pas trop, mais j’ai eu des prestations télés où j’étais trop pété. Avec Deneuve, je m’accrochais à elle sur Dieu est un fumeur de Havanes. Très gentille, elle ne m’a rien dit après.

Dans dix ans, vous vous voyez comment?

Je vais peut-être rejoindre Rimbaud, sans musique. J’aime beaucoup le langage, j’écoute le silence.

Une épitaphe sur votre tombe?

On pourrait écrire « Je n’ai fait que passer ». Si cela tourne au drame, si mes neurones me lâchent, j’achèterai un bateau, j’irai à l’horizon et je crèverai la coque…

Serge Gainsbourg est mort dans l’après-midi du 2 mars 1991, dans son lit, foudroyé par une crise cardiaque.

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