Field recording, l’usage du monde

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Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Depuis la fin du XIXe siècle, des hommes comme Alan Lomax et Chris Watson courent le monde, immortalisent le vent, le chant des prisonniers, des pêcheurs et des baleines. L’enregistrement de terrain fait aujourd’hui l’objet d’un livre: Field Recording. L’usage du monde en 100 albums. Voyage voyage…

Le field recording, c’est souvent l’histoire de mecs qui mettent leur micro là où on risque, qu’on le veuille ou non, de ne jamais glisser l’oreille. Au pied d’un volcan, au beau milieu des arbres, dans une tribu au fin fond de l’Afrique ou sous le museau d’une bête féroce… Il n’est ni un genre ni une école. Il est un ensemble de pratiques. Des pratiques qui s’intéressent à des objets très diversifiés comme la vie quotidienne et domestique, le paysage sonore d’un lieu, d’un village, d’une région. Certaines activités liées à des industries et des métiers. Des cérémonies folkloriques et religieuses. Ou, plus largement, des situations rares voire exceptionnelles. Du moins à nos tympans.

Le field recording voit le jour à la fin du XIXe siècle avec l’invention de systèmes d’enregistrement de plus en plus faciles à transporter. En gros quand l’homme découvre qu’il ne doit pas nécessairement faire venir la musique et le son à lui dans un studio mais qu’il peut s’en aller courir le monde pour les capturer.

Ethno-musicologues et audio-naturalistes essuient les plâtres. Les uns traquent les musiques de l’ailleurs. Voyagent dans les contrées les plus reculées. Les autres veulent archiver les sons de la nature. Les audio-naturalistes ne sont pas accros qu’au chant des oiseaux et aux cris des animaux. Ils aiment la pluie, les orages, la glace et les vagues…

Né en 1979, fasciné par les musiques expérimentales et les relations de l’Homme avec son milieu de vie, Alexandre Galand est docteur en Histoire, Art et Archéologie. Il se passionne pour les disciplines artistiques se donnant le monde pour objet. Le cinéma documentaire, le récit de voyages et le nature writing, la peinture de paysages mais aussi, donc, le field recording auquel le Liégeois vient de consacrer un livre, Field Recording. L’Usage du monde en 100 albums.

« Le field recording, c’est la magie de la fugacité, explique-t-il. Quelque chose qu’on croise de manière relativement inopinée. Dans la vie de tous les jours ou dans des circonstances plus exotiques. Dès que le son est produit, il appartient au passé. Avec ma formation d’historien, j’y suis extrêmement sensible. Surtout dans le contexte actuel où tout s’uniformise. »

Le chant des baleines

Les captations sont des moyens de lutter contre l’oubli. Comme le bon vin, elles prendront de la valeur et gagneront en intérêt avec l’âge. Souvenirs de plus en plus lointains d’un passé à jamais disparu. « Mais au-delà de la démarche de conservation de patrimoine, le field recording a pris une dimension de plus en plus esthétique, raconte Alexandre Galand. Dans le courant du XXe siècle, notamment suite à l’invention de la musique concrète, l’enregistrement de terrain -puisque c’est de cela qu’on parle en français dans le texte- se déplace dans la composition. Il prend une autre dimension. Celle de la création artistique. » Les frontières entre le musical et le non musical tombent suite aux travaux d’un Arnold Schonberg, d’un John Cage, d’un Steve Reich… A tel point qu’on peut diviser le field recording en trois grands courants. Les sons de la nature, la musique des uns captée par les autres et la démarche de composition. « Dans ce dernier domaine, l’idée est que n’importe quel son peut être utilisé dans un but esthétique. »

Une conception que renforcera l’utilisation des enregistrements de terrain dans l’électronique durant les années 70 et 80 par des labels comme Touch.

Etrange objet que le field recording. A la fois musique de niche (ceci n’est pas un jeu de mots) et albums qu’on trouve dans les boutiques new age ou chez Nature et découvertes. Un des plus grands succès commerciaux de l’enregistrement de terrain est un disque de chant de baleines: Songs of the Humpback Whale, de Roger Payne. « Au-delà du plaisir de l’écoute, on y baigne dans le domaine de la science. De la zoomusicologie. Les chants des baleines et des oiseaux ont souvent été décomposés et analysés. Improvisation? Apprentissage? Certains vont jusqu’à essayer d’en mesurer l’intentionnalité esthétique. Le chant d’oiseau est-il purement fonctionnel? Je n’ai pas de réponse à cette question mais certains s’empoignent sur le sujet depuis des années. »

Alors que les préoccupations écologiques continuent, à raison, de gagner du terrain, le field recording semble plus que jamais dans l’air du temps. Et pourtant… « Dès les années 70 est né un mouvement étiqueté « écologie acoustique », retrace Alexandre Galand. Il étudiait notamment l’influence du bruit sur la vie sauvage. Ce qu’il avait de néfaste pour notre environnement. Paradoxalement, aujourd’hui, beaucoup essaient de se détacher de cette idée verte pour placer la démarche artistique au centre de leur pratique. »

La vie du cochon

Combien sont-ils aujourd’hui à arpenter la nature, la ville, le monde, l’oreille aux aguets et le micro en bandoulière? « Bonne question, répond Alexandre Galand. C’est un peu comme la photo. L’enregistrement de terrain s’est démocratisé avec le prix du matériel. On peut trouver des petits appareils entre 100 et 200 euros. »

Brian Eno, Bibio ou encore les formidables The Books… A côté de ceux qui le pratiquent en passe-temps anonyme, de nombreux artistes pop, rock et électro se sont adonnés et s’adonnent plus ou moins intensivement au field recording. Il est souvent intégré plus qu’utilisé comme une base de travail mais Matthew Herbert, pour ne citer que lui, est un assidu. Grognements, bruits d’enclos, respirations… Le tout retravaillé avec des sons de sa composition. Herbert a fait beaucoup parler de lui avec son album One Pig, pour lequel il a enregistré pendant plus d’un an la vie d’un cochon de ferme. De sa naissance jusqu’à son dernier jour sur terre dans une assiette. Le projet a même suscité l’indignation de PETA, l’association de défense des animaux. Avant ça, le Britannique avait déjà signé One Club. Un disque composé d’enregistrements glanés le temps d’une nuit au Robert Johnson. Haut lieu de la house music allemande. Le field recording est tout-terrain…

Cinq disques pour se familiariser avec le field recording

ALAN LOMAX – PRISON SONGS: MURDEROUS HOME / 1947-1948

« Durant les années 30 et 40, Alan Lomax et son père collectaient déjà la musique des laissés pour compte dans diverses prisons du Texas, d’Alabama et de Virginie. Mais en 47, l’ethno-musicologue et folkloriste retourne seul à Parchman Farm. Un établissement pénitentiaire situé au sud de Memphis où les détenus travaillent comme des esclaves dans des champs de coton. Les chants y sont rythmés par les outils de travail. Les bruits de pelles, de pioches et de haches qui fendent le bois et secouent la terre. Ces enregistrements possèdent un arrière-plan historique et émotionnel extrêmement fort. »

A écouter: au bout de la nuit en sirotant un vieux whisky ou en bêchant le jardin, pour se donner du coeur à l’ouvrage.

BIOSPHÈRE – SUBSTRATA / 1997

« Avec Biosphère, qui a joué il y a peu au Parc royal de Bruxelles dans le cadre d’une soirée Touch, on parle de musique électronique. Substrata est l’une des pierres angulaires de l’ambient. Biosphère, c’est l’intégration de field recordings dans des nappes électroniques planantes évoquant les grands espaces du Nord -l’artiste est norvégien. Certains ont d’ailleurs parlé d' »arctic ambient » pour caractériser sa musique. Une étiquette qui colle plutôt bien à ces ambiances de paysages désolés. »

A écouter: pour visiter la Scandinavie et le grand Nord de son fauteuil.

CHRIS WATSON – WEATHER REPORT / 2003

« Chris Watson est un ancien membre du groupe punk industriel Cabaret Voltaire. Il s’est reconverti dans le field recording et travaille aujourd’hui pour la BBC. Son album Weather Report a été retenu par le quotidien britannique The Guardian parmi les 1000 disques à écouter avant de mourir. Il est constitué de trois longues plages. Une journée sur les berges de la rivière Mara au Kenya, le passage de l’automne à l’hiver dans une vallée écossaise et le lent mouvement d’un glacier vers la mer en Islande. Ses collectes rappellent celles des voyageurs naturalistes des siècles passés. Il ne s’agit toutefois pas de sons bruts mais d’un travail savamment élaboré. Watson, qui élève le field recording au rang d’art, a présenté un voyage en Antarctique au Musée des sciences naturelles de Bruxelles en octobre 2010. »

A écouter: avec ses gosses en feuilletant le National Geographic ou en regardant Les Carnets du bourlingueur. Quoique…

RICHARD SKELTON – LANDINGS / 2009

« Landings est le genre de disque plus facile d’accès et d’écoute. On est dans un cadre folk, éthéré, mélancolique. Une musique basée sur des cordes et une guitare avec un field recording intégré par petites touches pour magnifier les chansons. La folk méditative et nostalgique de Richard Skelton évoque la région où vit le musicien dans le nord de l’Angleterre. Elle est aussi directement liée à la mort de sa femme, Louise, en 2004. »

A écouter: pour pleurer en se croyant seul au monde abandonné dans la brumeuse campagne britannique.

M. & O. NAMBLARD – BRAMES (ET AUTRES MOUVEMENTS D’AUTOMNE) / 2012

« C’est de saison. Enregistré dans les Vosges et en forêt d’Orléans, Brames est comme son nom l’indique un disque entièrement consacré au cri du cerf. Marc et Olivier Namblard utilisent des pièges à sons. Ils observent les déplacements des cerfs dans les bois avant d’installer leurs micros et leurs enregistreurs et de les laisser tourner pendant toute une nuit. Il s’agit vraiment d’un travail de titan. On peut passer des jours sans rien dégoter mais les Namblard parviennent à capter des instants magiques avec leur savoir-faire. »

A écouter: au coin du feu tout en s’imaginant dans une tente au fond des bois. Frissons garantis.

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