Fallait pas m’inviter, semaine 6: Alexandre, merci! (Mais fais attention aux chorés)

Revenu de ses chroniques nocturnes, Guillermo Guiz plonge cette année dans le monde du spectacle et de l’art. Pour y découvrir des formes que sa grossière inculture lui avait cachées jusqu’ici. Fallait pas m’inviter, ça se poursuit ce vendredi. Avec un chapiteau, chez Bouglione.

J’étais (quasi) vierge, niveau cirque. La dernière fois, c’était au tournant du siècle. Me reste une image en tête. Celle d’un tigre, voluptueux, très au courant de son statut de tigre, qui abreuve les premiers rangs d’intenses jets urinés, laissant l’assistance dans un joyeux mélange de rires et d’heureusement-que-c’est-pas-moi-qui-l’ais-pris-sur-la-tronche. Pas grand-chose de plus. C’était où? Blanc. C’était comment? Blanc. C’était avec qui? Blanc. Comme il est toujours plus aisé de se souvenir des événements de sa semaine que de son début de décennie, voici, en détails, comment Alexandre Bouglione (qui n’a pas le sourire facile… Alex (tu permets que je t’appelle Alex?), ce n’est pas très commercial tout ça) m’a pris par la main, un mercredi de cet automne qui commence à fouetter l’hiver, avec son froid de chacal comme ça et son nez qui pique.

Alexandre est à l’entrée, fait les gros yeux. J’arrive en retard, comme d’hab, mais avec une circonstance atténuante, comme pas d’hab. Sur le chemin, j’ai chopé un mioche. Et les mioches, surtout à cet âge-là, ça doit mettre sa petite veste, ses petites bottes, manger son petit biscuit, mettre son petit chignon, monter dans son petit siège bébé et puis ça marche pas vite, parce que ça a des petites jambes de petit mioche. Donc je suis en retard. Et Alex Bouglione, en personne, nous fait les gros yeux (surtout à moi), l’air entre deux airs, pas content pour un sou (j’apprendrai par la suite que sourire ne fait globalement pas partie de son programme génétique), mais bon. On entre. On se dit: chouette univers quand même, ces roulottes, cette vie nomade, ces chapiteaux à monter, à démonter, ces petits manèges, cette odeur de saucisse. Ça me fait penser à ma seule blague de cirque, celle avec le nain qui vient présenter un tour exceptionnel. Mais elle est trop visuelle. Tant pis. Donc, comme je suis journaliste, une ouvreuse nous top-place autour de la piste, à quelques centimètres du dompteur et de ses léopards. Curieusement, l’ouvreuse, accent mi-Alice Sapritch mi-mafia albanaise, me susurre-revolver que je ne dois pas oublier le service. Ça commence bien! Du racket, devant des tonnes de gamins, de tous les (petits) âges, de toutes les origines, de toutes les classes sociales! Cela dit, se faire dépouiller de 3 euros par Alice Sapritch, ça fait une histoire à raconter.

Parlant d’histoires à raconter, j’appris, dans mes primes années, que tous les dompteurs du monde, quelle que soit leur nationalité, dressaient leurs fauves en allemand. Difficile de déceler en quelle langue celui-ci s’exprime, mais mon fond d’ethnocentrisme adore cette anecdote. N’empêche, assister à un spectacle de cirque avec une gamine de deux ans sur les genoux, ça change la perspective. Parce que tu la fais applaudir. Tu souris avec elle. Tu kiffes avec elle. Tu t’abandonnes à cette âme d’enfant qui t’a laissé moisir, bien des années plus tôt, dans cette douloureuse vie d’adulte à poils et factures. Mais c’est ridicule. Pas d’avoir perdu son âme d’enfant. Avoir 4 ans, c’est fondamentalement très chiant, tu peux pas sortir en boîte. Non, ce qui est ridicule, c’est de kiffer par empathie avec l’enfant que tu as sur les genoux. Pour une simple question de positionnement: s’il est sur tes genoux, tu ne vois pas sa tête. Tu ne vois donc pas s’il kiffe vraiment: ses yeux pourraient fort bien analyser le sommet du chapiteau, espérant ardemment que les joints qui le maintiennent sautent, et mettent fin à cette souffrance de spectacle. C’est très surprenant, parfois, les yeux d’une enfant. Donc.

Franchement, c’est moi qui kiffe. Plus encore qu’elle je pense. Magie, cerceaux, voltige, dressage de chiens, de mini-chevaux, d’éléphants (l’a pas l’air total 7ème ciel l’éléphant, mais j’admets que mon expertise en regard d’éléphant n’a rien de définitif), numéros en tout genre (même les clowns, foutrement casse-noix sur la longueur, parviennent à remporter mon adhésion): sincèrement, se laisser emporter n’a rien d’injouable d’autant, comme je le soulignais, que l’admiration communicative des gamins environnants baigne l’atmosphère d’un joli halo de positivité. Perso, quand je vois trois chiens et un petit cheval (quel animal canon, le petit cheval!) se suivre, à la queue-leu-leu, sur leurs pattes arrières, ça me fait chavirer. La petite moins. C’est normal, elle a deux ans. A deux ans, t’a déjà vu des chevaux à quatre pattes, mais personne ne t’a dit qu’ils étaient souvent incapables de marcher comme tout le monde. Donc ça te paraît légèrement inhabituel, mais pas du tout anormal. Sont chiants les enfants. La prochaine fois, je viendrai seul. Ou alors accompagné d’un ami sociologue (là, tu sens que je vais me lancer dans un truc sérieux).

De fait. Ce qui frappe vraiment, dans le cirque, à part le côté virtuose des artistes, c’est l’aspect familial, voire quasi atavique de l’histoire. On cirque de mère en fils, de père en fille, d’oncle en cousine. Quand les petits de la troupe, six ou sept ans pas plus, y vont de leur propre démonstration, on se dit que dans 20 ans, ils y seront toujours. A cirquer. Comme leur famille, et leur grande-famille, et leur arrière-grande-famille. Et on se le dit dans un mix d’admiration et de peine, comme peinent tous les destins scellés. On peine aussi à se dire que, dans 20 ans, ils porteront toujours les mêmes paillettes sur leurs costumes ringardissimes, que les démos discos balancées sur leur numéros n’auront pas changé d’un pouce et que les chorégraphies monstrueuses auxquels ils s’adonnent resteront toujours bloquées en version spectacle de fin d’études pour école primaire. Pour les filles, c’est pire, y’a la coupe Farah Fawcett. C’est dit sans méchanceté aucune. Juste, au cirque Bouglione, la tradition a la dent dure, on est dans l’intemporel. Un kitsch absolu plein de charme, mais qui interpelle. Ça, c’est l’adulte en moi qui se l’est dit, quand la gamine sur mes genoux trouvait le temps long, que les clowns avaient fait leur numéro de trop. Mais en sortant, je me suis rappelé qu’il était bon de sourire béatement pendant deux heures. Et rien que pour ça, je te remercie, Alex. Et je reviendrai, même si tu ne m’invites pas.

Guillermo Guiz

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