Fabrice Epstein : “L’Histoire judiciaire des musiques noires est forcément politique”

© DR/CLIP2COMIC
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Avocat, chroniqueur pour Rock &Folk, Fabrice Epstein publie Black music justice : une Histoire judiciaire des musiques noires. Du jazz au blues, en passant par le rock, le reggae, la soul, le funk, le rap, etc. De James Brown à Bob Marley en passant par Jay-Z ou MC Solaar, les dossiers ne manquent pas. Explications

Sous la toge, le cœur rock’n’roll. Fabrice Epstein est avocat d’affaires. Et amateur de musiques. Chroniqueur dans les pages du Rock&Folk, il avait déjà publié une Histoire judiciaire du rock, en 2021. Il remet le couvert en se penchant cette fois sur les musiques noires: jazz, blues, reggae, soul, funk, rap, etc. De James Brown à Bob Marley en passant par Jay-Z ou MC Solaar, les dossiers ne manquent pas. Qu’il soit question de plagiat, de censure, d’affaires criminelles et autres guerres de succession. Avec quand même un fil rouge: l’idée que, comme l’écrit Fabrice Epstein, “la grande musique noire est victime d’une triple injustice. Elle a été copiée sans contrepartie. Elle a été régulièrement pillée sans scrupule. Enfin, elle a été mise de côté sans hésitation.

Miles Davis disait qu’il avait vite “appris l’importance d’un bon avocat”.

C’est la blague des Marx Brothers: “Quand j’ai un problème, je prends un avocat. J’ai toujours un problème, mais j’ai un avocat.” Je pense que c’était un peu la vision de Miles Davis. Quand il dit ça, ça marque malgré tout le début d’une plus grande prise de conscience par les artistes noirs de se faire régulièrement rouler par des Blancs. Dès que Miles devient une énorme star, il renégocie ses contrats. Il le fait avec Harold Lovett, qui est à la fois son manager et son avocat. L’intérêt d’avoir un bon avocat devient encore plus évident quand il se fait tabasser par un policier à la sortie du Birdland, à New York.

La source blues

Vous démarrez le livre en pointant la manière dont les musiciens blancs -Led Zeppelin, les Rolling Stones- ont été “influencés” par les bluesmen noirs, se servant parfois allègrement dans le répertoire de certains d’entre eux -Willie Dixon, Robert Johnson. Aujourd’hui, on parlerait d’appropriation culturelle. Qu’en dit la justice?

Ce qui est certain, c’est que les artistes noirs ont participé à la fortune et à la reconnaissance de ces groupes. Qui leur ont d’ailleurs rendu souvent hommage. On peut dire que des gens comme les Stones, Led Zeppelin, Eric Clapton ont même contribué à la reconnaissance de cette musique. Mais est-ce que cela suffit? Au départ, les morceaux de Led Zeppelin sont signés quasi uniquement Jimmy Page/Robert Plant. Petit à petit, d’autres noms vont s’ajouter: ceux des bluesmen dont ils se sont inspirés, voire qu’ils ont carrément “volés”. Ça aurait pu se faire sans les tribunaux. Mais quand ce n’était pas le cas, ils ont souvent été une menace suffisante pour faire en sorte que tous les copyrights soient mentionnés.

Les artistes noirs ont participé à la fortune et à la reconnaissance de certains groupes blancs

Du côté francophone aussi, certains n’ont pas hésité à se servir dans les œuvres d’artistes noirs. Gainsbourg par exemple.

On parle souvent de ses emprunts à la musique classique, de Chopin à Beethoven. Des œuvres qui sont, pour le coup, tombées dans le domaine public. En cela, Gainsbourg avait cette intelligence de pouvoir manger à tous les râteliers, mais toujours avec beaucoup de culture et de goût. En 1964, il sort Gainsbourg percussions. Pour l’occasion, il pioche allègrement dans un disque du percussionniste nigérian Babatunde Olatunji, Drums of Passion. C’est un album reconnu aux États-Unis -John Coltrane est fan, par exemple-, mais pas du tout en France.

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Donc, avec son directeur artistique Claude Dejacques et son producteur Alain Goraguer, Gainsbourg effectue un travail de recherche, d’exploration. Mais ensuite, il prend soin de cacher ses influences. Ce n’est que bien plus tard (dans les années 80, NDLR) qu’Olatunji sera crédité. Aujourd’hui, ce serait certainement différent. Avec l’intelligence artificielle et tous les autres moyens mis à disposition des artistes et des labels, le moindre “emprunt” est repéré dans les 10 secondes.

Sampler et sans reproche

Avec l’avènement du sample, les rappeurs eux-mêmes se sont largement servis dans l’héritage musical afro-américain.

Tout à fait. Dans le jazz, la soul, le funk, etc. L’un des artistes les plus samplés, c’est George Clinton par exemple, avec son groupe Funkadelic. Son cas est encore plus interpellant, parce que ses morceaux ne lui appartiennent pas. En gros, quand il est samplé, ce n’est même pas lui qui va en justice, mais Armen Boladian, le producteur qui détient les droits.

Dans un autre registre, j’évoque aussi le cas des rappeurs de 2 Live Crew qui, à la fin des années 80, sont en bisbrouille avec Roy Orbison. Ils enregistrent Pretty Woman, qui part évidemment du tube du vieux rockeur, mais en se passant de son autorisation. Sur le plan musical, le sample est évident. Mais on est aussi dans la parodie. Et à ce titre-là, le droit américain permet un usage raisonnable de l’œuvre protégée (ce que confirmera la Cour suprême des États-Unis, avant que les deux parties ne finissent par trouver un accord, NDLR).

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Plus tard, 2 Live Crew retournera devant les tribunaux: jugé obscène, leur album As Nasty as They Wanna Be est retiré de la vente dans certains comtés de Floride. C’est la question de la liberté d’expression qui est en jeu. Et du droit à l’outrance. Vous montrez par exemple comment les tribunaux ont appris à intégrer celle du rap. “Le rap est un style artistique permettant un recours possible à une certaine dose d’exagération”, à propos de l’affaire opposant Éric Zemmour et Youssoupha, qui rappait: “Je mets un billet sur la tête de celui qui fera taire Éric Z.”

À cet égard, la saga judiciaire du rap français est vraiment intéressante. Il s’agit souvent de procès très longs. C’est le cas par exemple pour Orelsan, avec son morceau Sale pute. Même si, au final, la réponse du dernier juge est assez simple: en gros, il s’agit d’un personnage imaginaire, un personnage de fiction qui peut à peu près tout dire. (les paroles d’Orelsan doivent être analysées “dans le contexte du courant musical dans lequel elles s’inscrivent et au regard des personnages imaginaires, désabusés, et sans repères qui les tiennent”, NDLR).

Pour un groupe comme La Rumeur, c’est plus compliqué. Avec un marathon judiciaire qui commence presque de façon anodine, à propos d’un texte publié sur le fanzine du groupe (en cause, un texte du rappeur Ekoué dénonçant les violences policières, NDLR). Avec au final, au bout de dix ans de procédure, la relaxe. Et l’idée que le rap, dans le sens où il est une musique “brutale”, peut tout dire. Ou presque. Des propos antisémites pourront être condamnés plus facilement par exemple. Ce qui dit aussi beaucoup sur les fractures de la société. Dans tous les cas, ça ouvre des débats juridiques intéressants. Sans même rentrer dans les polémiques, on a des musiques qui sont très politiques, du blues au rap en passant par le jazz ou la soul. Et pour lesquelles, forcément, le judiciaire va être très politique.

Fabrice Epstein, Black Music Justice: une Histoire judiciaire des musiques noires, éd. La Manufacture de Livres.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content