Serge Coosemans

Est-ce que David Bowie vous donnait l’impression de manger ses 5 fruits et légumes par jour?

Serge Coosemans Chroniqueur

Produit d’une époque où quand on sortait beaucoup, on ne bouffait pas, peu ou mal, Serge Coosemans n’applaudit pas le mariage du clubbing et de la gastronomie, tendance aujourd’hui très preppy, bien que née il y a 15 ans avec l’invention du Fooding et du lounge. Sortie de route, S04E09.

C’est dingue le nombre d’anciens clubbeurs, de DJs et de demi-junkies reconvertis en gastronomes de réseaux sociaux, me suis-je dit l’autre soir, en inspectant les sages photos de panna cotta et de chouquettes postées sur Instagram par quelqu’un que j’ai jadis souvent croisé complètement défoncé au Fuse et au Mirano, désormais chaque dimanche en pleine forme aux fourneaux. Coïncidence? Sur Facebook, on m’invite la semaine prochaine à la fête d’anniversaire de Fork, une épicerie fine sise depuis un an dans le quartier Dansaert. Y mixeront Darko, Fady One, Lorenzo Ottati et Mitch. Hasard? La semaine d’après, débarque à la Leftorium Ata, DJ allemand aussi connu pour avoir co-fondé les très bons labels Playhouse, Klang et Ongaku que pour avoir sorti en 2012 un livre de cuisine. Tout cela me fait doucement ricaner, pour des raisons que moi-même je reconnais douteuses, mais bon. Le rapport entre clubbing et gastronomie m’a en effet toujours laissé pour le moins circonspect. C’est ainsi que mes préjugés sont programmés, moi, le produit d’une époque où quand on sortait beaucoup, on ne bouffait pas, peu ou mal.

L’un des premiers conseils que l’on m’a donné pour réussir ma vie noctambule, c’est qu’avant de sortir, il fallait de préférence avaler des frites pleines de mayo ou un gros spaghetti à la belche, avec beaucoup de viande, beaucoup de sauce et beaucoup de fromage, histoire de se tapisser l’intérieur d’une bonne couche de gras protecteur. Si on n’avait pas le temps de manger, boire de l’huile au goulot. Tout ça pour permettre de davantage picoler que si l’on s’amenait au club le ventre vide ou après un repas léger. Manger n’était pas considéré comme primordial, encore moins un plaisir. C’était plutôt une contrainte ennuyeuse mais nécessaire, comme de mettre sa ceinture avant de prendre la route ou des protections avant la pratique de certains sports. Soyons cash: il se fait aussi que la plupart des drogues consommées depuis 50 ans dans la nuit ont pour la plupart des propriétés coupe-faim, à part le shit, mais c’est bien connu que les fringales explosives suivant un gros joint vous feraient tremper des Doritos dans un cachalot mort, donc ça ne compte pas. Autre point non négligeable: si aujourd’hui, la plupart des role-models, acteurs et pop-stars, défendent l’idée d’un corps sain dans une image lisse, dans ma jeunesse, il en était tout autrement. Est-ce que David Bowie est un type qui vous donnait l’impression de manger ses trois repas et ses cinq fruits et légumes par jour? Non? Ben, voilà.

Je peux apprécier un bon dîner, et même la plus fine des gastronomies, là n’est pas le problème. Je ne peux tout simplement pas concevoir qu’une bouffe un minimum évoluée et encore moins les arts de la table se mêlent de quelque façon que ce soit au clubbing, à l’acte de sortir la nuit, d’aller danser, de traquer le sexe, de déconner entre amis, de boire à en rouler sous la table. À vrai dire, je me méfie presque autant des clubbeurs et des deejays qui se mettent à soudainement trop s’intéresser à la nourriture que des fans de rock qui accordent d’un coup plus d’importance à la qualité technique de leur chaîne stéréo qu’aux disques qu’ils jouent dessus. Ce sont pour moi des symptômes d’embourgeoisement, de vieillesse accélérée de l’esprit, mais aussi de pur snobisme. Il se fait que je suis aussi assez âgé pour me souvenir de l’invention du Fooding.

Aujourd’hui, le Fooding est une marque déposée, une série de guides, de l’évènementiel international. Pour Wikipédia, c’est officiellement un « néologisme formé par amalgame des mots anglais food et feeling », et qui désigne la gastronomie pour tous, fun, « moins intimidante », intuitive. Au départ, fin 1999, le Fooding n’était pourtant rien de plus qu’une invention verbale et jouette surtout destinée à redynamiser la rubrique gastro du magazine Nova. C’est Alexandre Cammas qui se chargeait de ces pages, une figure très emblématique d’une nouvelle vague de chroniqueurs gastronomiques élevée dans la culture pop, connaissant le goût fruité des fumigènes des discothèques et considérant alors la gastronomie comme le « prolongement du night-clubbing en journée », (« après le nightclubbing, le fooding continue », titre d’un encart dans le Nova Magazine #64, avril 2000).

Ce n’est pas de sa faute, à Alexandre Cammas, mais il se fait qu’à la même époque, la culture électro faisait beaucoup dans le raplapla (Krüder Und Dorfmeister, ce genre…) et qu’ouvraient aussi à Paris des restaurants comme le Spoon, le Fox et le Man Ray, aux commandes desquels on retrouvait éventuellement d’anciens gérants de discothèques ou, en tous cas, des patrons bien décidés à proposer à un public 30/40 quelque peu lassé des boîtes de nuit des endroits où continuer à se montrer, à flamber et, même, à écouter des DJs passer une musique d’ambiance qui ne soit pas considérée comme ringarde. Autrement dit, l’intérêt de la première génération des clubbeurs house/techno pour la bouffe correspond tip-top à une période d’embourgeoisement général de la scène, l’heure des premiers moutards, du cocooning, de cette volonté de se sentir bien qui traduit en fait pas grand-chose d’autre qu’une ENOOOORME descente, if you know what i mean… J’avais moi-même 30 ans à l’époque, moi-même un orteil dans la critique gastronomique et déjà, tout cela me semblait relever des Ténèbres les plus noires. Toute cette cuisine fusion ridicule, cette lounge-music pourrie, le bling ostentatoire, les mecs qui bouffent des repas à 120 euros la tête en t-shirts SuperDiscount sous le veston. Certes le Fooding était habité d’intentions bien plus nobles que ce bas mercantilisme horeca mais n’empêche, je le percevais surtout comme relevant d’un art sournois de détourner les gens des choses essentielles (la contre-culture, l’utopie sociale, la musique…) pour plutôt leur vendre, littéralement, de la soupe.

Je le reconnais: ma vision est faussée, partisane, celle d’un gamin des seventies qui trouvait sexy l’idée de science-fiction de se nourrir exclusivement de pilules pour ne plus perdre son précieux temps à manger. N’en demeure pas moins que mon impression de vivre dans une société où la culture dominante tourne essentiellement autour de la bouffe est bien réelle et ça me dérange vraiment. Signe de ces temps gourmands: une considérable énergie humaine gaspillée à penser quoi se foutre dans le bedon et comment en parler autour de soi, des chefs comme Jamie Oliver et Gordon Ramsay qui paraissent plus fondamentalement rock and roll que ce guignol de Marylin Manson et une super émission télévisée culturelle comme Tracks diffusée à des horaires impossibles alors que l’on peut tomber sur un programme culinaire dès que l’on allume le poste, en journée comme tard la nuit. Autant dire que la gastronomie, c’est bien joli, mais que lorsqu’elle occupe à ce point les esprits, c’est qu’il y a vraiment une couille dans le potage.

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