Dead Man Ray: « ça sert à quelque chose de vieillir, de mûrir. »

Daan Stuyven et Rudy Trouvé, à l'avant-plan du collectif Dead Man Ray. © Charlie De Keersmaecker
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Sortant d’une quinzaine d’années au surgélateur, Dead Man Ray revient fort via Over, disque aux ballades vénéneuses et couches hypnotiques sous écriture automatique.

Rendez-vous est donné à Dendermonde, une quarantaine de milliers d’habitants en Flandre-Orientale. Plus élégante que la route depuis Bruxelles, à hauteur du génie belge en matière d’architecture moche. Termonde -le nom francisé- fait partie des cinq concerts-galops d’essai de Dead Man Ray avant la date de l’Ancienne Belgique du 25 avril, complète. Un autre try-out s’est tenu à Dixmude puis dans la grange jouxtant la large maison de Daan Stuyven à Overijse. Pour parler d’ Over ( voir encadré) , sont donc programmés Stuyven et Rudy Trouvé. Ce dernier a un peu de retard mais n’est pas joignable pour une raison simple: il n’a pas de portable. Quand il débarque quelques minutes plus tard, il ressemble à un insomniaque chiffonné, clouté d’un mal de dos persistant. Comme Daan, d’apparence plus fringante dans sa chemise blanche/blouson cuir noir:  » Ce matin, je pensais que je ne pourrais pas donner de concert aujourd’hui, j’avais un terrible lumbago. Je suis allé me faire croquer, craquer. Ça va mieux ». Sans psychanalyser exagérément, il y a peut-être bien du stress dans l’air pour les gens de 1967 (Rudy) et 1969 (Daan). Devant un café noir de centre culturel, les deux expliquent la genèse d’ Over. Rudy:  » La conséquence d’avoir fait une petite pause (quinze ans…, NDLR), c’est que le résultat est toujours du Dead Man Ray mais avec plus de couches. Daan et moi avons travaillé sur l’album pendant une période de trois années: deux jours en décembre, trois jours le mois suivant, etc. Et chaque fois, avec une excitation sur le résultat, donc l’arrivée d’autres idées, le tout sans aucune deadline. Jusqu’au niveau où on ne pouvait plus vraiment avancer. À ce moment-là, la musique arrivait chez Wouter Van Belle, qui commençait à faire des suggestions et créait un nouveau feedback. » Travail initial à deux pendant trois ans de sarabandes sur des matières  » abstraites, sans chant, sans batterie, des tapis filmiques avec plein de bruitages, très flottants ». Le groupe revendique sa nature collective, depuis le premier album Berchem en 1998: outre le claviériste Van Belle, DMR comprend aussi le guitariste Elko Blijweert et le batteur Karel De Backer, auxquels s’ajoute désormais pour la scène Steven Holsbeeks, autre claviériste.

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Testostérone

Daan, c’est le yin du yang Trouvé. Deux personnalités aux visibilités diverses, si pas antinomiques. Rayon physique, Rudy évoque un peintre hanté -ce qu’il est régulièrement dans la vraie vie. Daan projette davantage de glam, glanant en Belgique ces quinze dernières années quelques disques d’or, un de platine ( Simple en 2010) et une sorte de médaille, non revendiquée, de Bekende Vlaming. La presse flamande lui tombant dessus, par exemple, il y a quelques semaines à la naissance de son troisième enfant. Daan:  » Rudy et moi, c’est une entente curieuse mais riche, importante aussi pour la base du groupe. Lorsque ça s’est arrêté après Cago , enregistré chez Steve Albini et sorti en 2002, ça s’est fait sans déchirures. On n’a juste plus accepté de dates live. Il y a quelques semaines, je suis allé voir le site de Dead Man Ray qui, bizarrement, existe toujours et qui spécifiait qu’on ne ferait rien en 2004 mais qu’on se reverrait avec le public en 2005 (rires). Je préfère ce scénario à celui d’avoir fait un quatrième album à l’époque, puis de s’engueuler et d’arrêter tout. Ce qui a été magnifique dans ce processus, c’est de voir que ça sert à quelque chose de vieillir, de mûrir. Comme si on pouvait faire la même musique mais sans les emmerdes de jeunes gars avec trop de testostérone. »

Entre-temps, Daan a fait carrière et Rudy, réalisé une capillarité de disques-frères sous la bénédiction de son collectif Heavenhotel, jouant dans de multiples formations guidées par son sens de l’impro guitare. Rudy:  » Je me fous de l’idée de carrière, vraiment. Je pense que si DMR avait fonctionné à l’international, on aurait pris une plus longue pause. » Daan se marre, puis cadre:  » Pour moi, c’était peut-être un peu différent. Comme je ne voulais plus faire de graphisme, il a fallu me réinventer, d’autant que je ne voulais plus jamais travailler de ma vie. Même si maintenant, je travaille dix fois plus (rires). Par moments, j’ai été pragmatique avec ma carrière solo: il fallait que ça marche, pour régler le problème une bonne fois pour toutes. »

Hachis parmentier

L’album Over propose plus de caresses que de névroses sonores, sans pour autant en exclure les épines. Particulièrement dans les textes, tous sous la fiévreuse signature de l’auteur Daan. « Si on décode bien tous les textes, résultats d’une écriture automatique, on y fait quand même un hachis parmentier avec beaucoup de gens et beaucoup de sentiments. Si les paroles sont mises en pochette sans ponctuation, c’est parce que c’est comme ça que je les écris, ça ne s’arrête pas. C’est à la fin que je découpe en strophes et refrains. » Fascination pour le mot présente depuis les débuts de DMR, avec dans Cago l’invité Ken Nordine, star du voice over sur un titre récité. Daan à nouveau:  » Ken est mort en février, il allait avoir 99 ans. J’essaie que les textes ne soient pas toujours trop personnels, d’accorder des paroles comme l’est la musique, un peu tordue. Mais le parlando, pour moi, est l’étape au-dessus du chant, le défi est plus grand ». Pas trop perso même si dans la chanson Sunny Side Down, une allusion claire est faite au père de Daan . « Je suis plus préoccupé par la façon dont mes enfants vont voir ça, que par la perception de mes parents. D’ailleurs, à la maison, je ne laisse pas traîner mes feuilles de textes. À la limite, ce serait bien d’avoir des exemplaires du disque sans paroles. » Les textes sont donc généralement laissés en roue libre par Rudy et les autres, tant que cela sonne. Rudy:  » Il ne faut jamais oublier que chacun écoutant ou lisant ces paroles de DMR aura sa propre interprétation. Par exemple, si tu écris une chanson sur les maçons, ton enfant va peut-être trouver ça très sympa comme métaphore. » Rires communs des deux gusses qui attendent quand même la pause-cigarette succédant logiquement au café noir culturel.

Daan Stuyven:
Daan Stuyven: « C’est bien de créer quelque chose de différent et de plus beau que toutes les noirceurs actuelles. »© Charlie De Keersmaecker

Beaux conflits

Entre-temps s’impose une constante de Dead Man Ray: son identité visuelle reconnaissable, soignée, multicouches. Celle-ci passe grandement par les pochettes, réalisations du graphiste-qui-ne-voulait-plus-l’être Daan Stuyven. C’était déjà le cas à la fin des années 90, quand on le rencontrait dans sa maison de Berchem -quartier anversois- entouré de lettres géantes pendues aux murs. Complétant une signalétique home sweet home incluant, dans les escaliers, un feu rouge en état de marche. Daan:  » Le graphisme et la musique sont très similaires: les deux pratiquent les objets trouvés, les instruments cassés et les moments non-prémédités. Les superpositions également. Pour Over , j’avais fait une pochette qui allait beaucoup trop loin et qui devenait du graphisme, alors je l’ai jetée et j’ai tout recommencé, en faisant faire de super photos par Sébastien Van Malleghem, qui est très bon en noir et blanc. Chez DMR, il y a un côté brutiste, celui d’accepter l’image telle qu’elle l’est, de ne pas essayer d’embellir les choses à l’italienne (sic ). Et de célébrer les images, les mots et les titres. »

Quand Daan se fait un burn-out de graphiste il y a une vingtaine d’années, il imagine un système où  » il ne doit plus vraiment réfléchir aux milliers de polices sur l’ordinateur ». Dorénavant, il n’utilisera qu’une typographie -l’Eurostyle- en deux variations, l’une pour DMR, l’autre pour ses solos. De la lettre monomaniaque aux troubles de notre époque anxiogène , le groupe flamand ne fait pas franchement de chanson politique ou engagée. Rudy:  » Tu sais, on a notamment vécu la Guerre froide, et tout le reste, donc moi je m’en fous. » Daan:  » À la limite, l’échappatoire que nous donnent nos métiers devient encore plus grande, plus importante. Donc, au lieu d’aller faire la guerre avec un ennemi très large et imbattable, je crois que c’est bien de créer quelque chose de différent et de plus beau que toutes les noirceurs actuelles. » Paradoxe Dead Man Ray qui veut donc nous apaiser des actuelles cruautés socio-économico-culturelles?  » Oui, même si notre recherche de beauté et d’harmonie fait tout pour que ça ne soit pas trop harmonieux. Au final, on propose aux gens que les conflits apparents de la musique soient aussi de très beaux conflits, où tout le monde s’y retrouve. »

Du coup, pour DMR, Rudy a senti qu’il ne fallait pas  » jouer trop rock », le guitariste anversois expliquant que pendant la longue période de gel du groupe, il a aussi beaucoup écouté de musique classique, baroque en tête, laissant  » tout ce machin underground un peu derrière ». En fait, on comprend que ce nouvel album,  » moins punk mais sonnant toujours hyper-Dead Man Ray », a été moins tenté par les bruitages précédents, les cris ou les distorsions. Même avec les invités surprenants: le gentleman Neil Fraser (résident d’Anvers), guitariste des Tindersticks, sur How to Fall ou Plastic Bertrand, connaissance de Daan, qui vocalise plutôt bien et sans sourciller, le texte poivré de Middle Aged Men. Une collaboration « moderne »: le chant envoyé par iPhone a été ensuite nettoyé de ses scories soniques par Daan & Co. Anecdote amusante du retour de Dead Man Ray, improbable alchimie sans manager ni plan de carrière  » sauf l’ambition de se retrouver et de faire quelque chose de beau. Une attente sans pression. Que sera sera. »

Dead Man Ray: le 06/07 au Cactus Festival, le 13/07 à Rock Herk et le 17/07 au Rivierenhof à Anvers et en tournée belge extensive à l’automne.

Dead Man Ray:

Dead Man Ray

Over

Le disque s’ouvre par Blisters, morceau océanique de huit minutes, crooné par l’alpha mâle Daan dans une mélodie aux langueurs cinématographiques. L’instrumentation est égale à celle des treize autres chansons d’ Over: sophistiquée, burinée, profonde, épique, organique. Multicouche triomphant ( Clear History, The Flock) , tout en conservant une saveur pop daanesque. Le splendide Out -l’un des plus beaux titres jamais sortis de ce pays- amène aussi, via les guitares réverbérées, la sensation d’élargir l’espace d’une nouvelle élasticité, celle du meilleur americana. Même s’il s’agit bien de Belgicana aux murs de textes frôlant le surréalisme sans pour autant délaisser le vecteur du réel, certains titres annonçant la couleur ou parfois son absence avec une classe naturellement internationale (Monochrome, Middle Aged Men, The Ladder).

Distribué par Pias.

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