De Rosalía à Madonna, toujours plus de show, toujours moins de musiciens: le live va-t-il se transformer en grand playback?

Le Motomami Tour de Rosalía, avec ses seuls danseurs, une expérience visuelle autant que musicale. © getty
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

2023 a confirmé la tendance. De Madonna à Rosalía, de Christine & The Queens à Damso, les artistes montent de plus en plus souvent sur scène sans musiciens, s’appuyant uniquement sur des bandes enregistrées. Après avoir déserté les studios, les instruments vont-ils être éjectés de scène? Explications.

La polémique a fait long feu. Alors que Madonna est sur les routes pour fêter ses 40 ans de carrière, avec le bien nommé Celebration Tour, certains ont fait mine de s’étonner. Sur scène, la Queen of Pop a décidé, pour la première fois, de se passer totalement de musiciens. Et de s’appuyer sur des bandes préenregistrées -y compris pour soutenir sa voix. Scandale? À peine. À vrai dire, le débat n’a jamais vraiment eu lieu. Parce que, de toutes façons, chacun sait que Madonna a toujours fait ce qu’elle voulait. Mais aussi, sans doute, parce que l’idée d’un concert sans musiciens pose de moins en moins problème.

Ce n’est pas neuf. Mais au moment de faire le bilan de l’année, force est de constater que la tendance a pris de plus en plus de poids. À l’Ancienne Belgique, Kurt Overbergh, directeur artistique de la salle bruxelloise, confirme. “Au départ, ça valait surtout pour les musiques hip-hop et électroniques évidemment. Mais aujourd’hui, ça s’est généralisé. Je suis en train de finaliser le programme de notre prochain festival BRDCST, et toute une série d’artistes viendront seuls, uniquement équipés de leur laptop.

Il est loin le temps où, dans la même salle, les synthés de Suicide créaient le chaos, parce que pas considérés comme de “vrais instruments”. En 1978, le public avait hué le duo, avant de piquer le micro d’Alan Vega. Le concert avait duré 23 minutes. “Je me souviens aussi des Allemands de DAF au Pukkelpop. Les gens jetaient tout ce qu’ils trouvaient sur la scène. Là aussi, ils ont dû écourter leur set. C’était une autre époque.” La même durant laquelle un groupe comme Depeche Mode, pourtant déjà superstar, était systématiquement soupçonné de chanter en play-back. “Cela dit, plus récemment, je me rappelle d’un concert de Fever Ray où la moitié du set était joué sur bandes. Karin Dreijer chantait même en play-back. Dans son chef, ça tenait de la performance arty. Mais tout le monde n’a pas capté l’ironie.

Changement de paradigme

Aujourd’hui, la question semble réglée. Un concert sans musiciens n’a plus rien d’iconoclaste. À quelques exceptions près? Ian Brown, par exemple, le chanteur des Stone Roses, héros de la scène Madchester du début des années 90, a fâché ses fans lors de sa dernière tournée. Pour 40 livres le ticket, les spectateurs avaient droit à un seul en scène: Brown, tentant de chanter plus ou moins juste sur des bandes.

En juin dernier, c’est le concert de Billy Nomates qui a interpelé au festival de Glastonbury. Comme Brown, mais avec nettement plus d’entrain et de conviction, la chanteuse faisait le show toute seule, accompagnée par des backing tracks. Diffusé par la BBC, son concert déchaînera la fureur des haters. Au point que l’intéressée demande qu’on retire la vidéo… Sur X (ex-Twitter), Geoff Barrow, le grand manitou de Portishead qui a produit ses deux albums, a réagi: “Qu’est-ce que tous ces vieux papys auditeurs de BBC 6 ne comprennent pas au fait que tous leurs groupes favoris utilisent des bandes? Au moins, elle (Billy Nomates) ne fait pas semblant.

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De fait, la quasi-totalité des groupes s’appuient plus ou moins sur des bandes enregistrées. Une autre question est d’en faire son argument principal. Comme c’est de plus en plus le cas. Comment l’expliquer? Pour des raisons économiques? Un disque dur rempli de pistes musicales est est en effet moins coûteux que d’embarquer avec soi un big band. Pour sa tournée Paranoïa, Angels, True Love, Christine & The Queens était bien accompagné sur scène par des musiciens. Mais en festival -comme à Werchter en juillet dernier -, il est apparu seul. Par souci de ne pas faire exploser les budget? Pourtant, comme on l’a vu avec Madonna, même les stars les plus “bankable” se passent aujourd’hui de musiciens. Le changement de paradigme est donc plus profond.

DJ barre-espace

Faut-il y voir par exemple l’influence des musiques électroniques? Ou du hip-hop, devenu mainstream? Et de sa formule scénique “minimaliste” -un DJ, des platines, une table de mix, et basta? Membre de Starflam, tête d’affiche du rap belge des années 90, Kaer est devenu aujourd’hui coach scénique. “Ce que je constate en tout cas, c’est que depuis peut-être cinq, six ans, le public a été “éduqué” à des concerts qui reposent parfois sur très peu de choses… Je ne suis évidemment pas le mieux placé pour critiquer, puisque avec Starflam, on tournait également sans band. Mais il y avait quand même au moins un DJ, qui intervenait musicalement, donnait du relief. Aujourd’hui, ce rôle a presque disparu, et celui qui se trouve derrière la table de mix se contente régulièrement de “jouer” de la barre espace…

En fait, de plus en plus souvent, les rappeurs se passent carrément de DJ. De Damso à Hamza, de Kendrick Lamar à Tyler, The Creator. Dans la foulée, certains n’hésitent pas à doubler leur voix avec des bandes. L’effort devient alors minimal: au point de devenir parfois leur propre “backeur”, “ambianceur”. “En tant que coach, je me retrouve souvent avec des jeunes artistes qui ne connaissent pas les paroles de leurs morceaux. Ils m’expliquent qu’ils enregistrent tous les deux jours, qu’ils ont accumulé 70, 80 titres et qu’ils ne peuvent pas tous les connaître. De fait, ils sont dans un mode de production hypercréatif qui fait qu’ils deviennent presque un accessoire de leur musique.

L’expérience avant tout

Autrement dit, si les musiciens disparaissent sur scène, c’est aussi parce qu’ils disparaissent des studios. A fortiori quand il est devenu possible d’enregistrer un album entier sur son ordinateur, voire sur son téléphone. “La jeune génération dispose d’outils de création incroyables, qui permettent de concrétiser très vite une idée. Auparavant, il fallait apprendre à composer avec les limites techniques et à être créatif pour passer du studio à la scène. Aujourd’hui, le chemin est plus court.” Du moins c’est l’impression que certains peuvent avoir. “En coaching, j’essaie d’expliquer qu’on est quand même là pour proposer autre chose que ce qui a été enregistré en cabine. Que c’est important de raconter quelque chose. Et de ne pas se baser sur ses stats Spotify pour dresser sa setlist.

La reine de la pop Madonna peut tout se permettre, y compris tourner sans musiciens.
La reine de la pop Madonna peut tout se permettre, y compris tourner sans musiciens. © getty

Les conditions de production ont donc évolué. Mais les attentes du public aussi. Parce qu’elle a grandi dans une culture musicale dématérialisée, la génération des millennials attacherait moins d’importance à la virtuosité musicale qu’à “l’expérience”. Kaer toujours: “Il y a quelques années déjà, je me rappelle avoir croisé une bande de kids qui revenaient des Ardentes. Ils avaient été voir Damso. Je leur avais alors demandé ce qu’ils avaient préféré. Ils m’avaient répondu: “Le public!””

Nouveaux codes

Programmateur du Dour Festival, Mathieu Fonsny confirme: “Un jour, entre deux week-ends du festival Primavera, je me retrouve au Razzmatazz à Barcelone pour un concert de Bad Gyal (star dancehall reggaeton espagnole, NDLR). Elle dansait et chantait -et encore, pas toujours- sur des bandes préenregistrées. Je me souviens que je me suis retourné vers ma collègue Clara et je lui ai dit: “C’est quand même pas grand-chose”. Et elle de répliquer: “Mais enfin, t’as rien compris. Regarde autour de toi.” Et de fait, dans la salle, il y avait 5 000 personnes en ébullition, complètement déchaînées. J’ai capté ce jour-là que les codes avaient changé. De quelle manière? “Aujourd’hui, la musique compte souvent autant que l’énergie déployée. Sur scène, Playboi Carti passe presque plus de temps à haranguer la foule qu’à rapper. Le résultat est que le public pogote quasi du début à la fin, comme s’il était à un concert de Turnstile.”

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De là à imaginer un futur où le live n’aurait plus de vivant que le doigt qui appuie sur la touche play, il y a évidemment un pas. Dans certains cas, s’entourer de musiciens reste par exemple un gage de qualité. Quand Aya Nakamura tourne avec un groupe, c’est autant pour se connecter aux racines afro de sa musique que pour soigner la crédibilité de son projet pop.

À l’inverse, se retrouver seul sur scène n’implique pas le service minimal. À deux, le PC simplement posé sur des bacs de bière, les Sleaford Mods réussissent à infuser une vraie énergie punk à leur concert. Kaer: “Il n’y a pas de règle. Aux Ardentes, par exemple, la performance de Kendrick Lamar tenait presque de l’art contemporain. Même chose pour Rosalía.” Mathieu Fonsny: “Rosalía est un très bon exemple. Sur sa tournée Motomami, il n’y avait pas de musiciens, le décor était assez minimaliste. Mais les chorégraphies, la mise en scène et les effets visuels faisaient que le show était complètement immersif. On était quasi sur scène avec elle, on transpirait avec elle.

Des concerts instagrammables

Plus que jamais, l’élément visuel est ainsi devenu le nerf de la guerre. Au point de sucrer dans le budget musical pour mieux doper les effets spéciaux et en mettre plein les yeux? Dans une culture du live où les smartphones sont devenus des outils de promotion incontournables, la théorie n’est peut-être pas tout à fait incongrue. Le show ne doit plus seulement être musical. Idéalement, il doit aussi être parfaitement “instagrammable”. Même quand il y a un groupe sur scène, il devient ainsi parfois “nécessaire” de le cacher. Il était quasi invisible sur la dernière tournée de Beyoncé, et carrément planqué sur le côté lors du Damn Tour de Kendrick Lamar.

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Ce n’est pas le cas d’Angèle. Dans une récente interview (au JDE), Victorien Cayzeele, responsable de la scénographie du Nonante-Cinq Tour, expliquait malgré tout faire des tests avec son smartphone pour voir notamment si les lumières passaient bien sur les écrans (des téléphones). De son côté, Rosalía a poussé la logique encore plus loin. Pour la sortie de son album Motomami, en 2022, elle a donné un concert live sur TikTok, adapté au format vertical -et pensé “pour être regardé sur un smartphone”. La performance a même été nominée aux Grammys. Non pas dans la catégorie “concert”, mais bien “meilleur film musical”. À moins que ce ne soit l’inverse? Où se situe encore la frontière? Quelle différence reste-t-il entre un show et un concert? Un bon live a-t-il nécessairement besoin d’instruments? Ou peut-il uniquement reposer sur des bandes préenregistrées? Vous avez deux heures…

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