Dans les coulisses de la « disneyisation » des festivals

Titanesque, la scène principale de Tomorrowland est tenue secrète jusqu'à l'ouverture des portes, avant d'être relayée sur les réseaux sociaux par les premiers festivaliers.
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Depuis quelques années, des festivals tels que Tomorrowland et le Hellfest en mettent autant plein les yeux que les oreilles. Zoom sur la scénarisation des grands rendez-vous musicaux de l’été.

Ici un trou de lapin sous un pont dans lequel une cinquantaine de personnes seulement peuvent s’engouffrer (The Rave Cave). Là un immense dragon mobile qui semble sortir de l’eau pour veiller sur le public et ouvre la bouche pour dissiper un parfum de fleurs (Rose Garden). Grand-messe des musiques électroniques, faut-il encore le préciser, Tomorrowland ressemble à un gigantesque parc d’attractions. Quelque part entre un Disneyland de clubbers, Le Cinquième Élément en mode dancefloor et un Alice au pays des merveilles 2.0… « Avec Tomorrowland, nous avons voulu créer un nouveau type de festival pour les musiques électroniques, résume Debby Wilmsen, sa porte-parole et responsable de communication. Un festival qui programmerait des DJ en journée et non au coeur de la nuit. Souvent, ils jouent dans des clubs à 4h du matin. Nous, on voulait les mettre en valeur à la lumière du jour. Et un DJ dans sa cabine, ça ne fait pas rêver. Il était donc très important de nous imaginer un univers. Des univers mêmes. Un monde féerique plus proche de Disneyland que de la boîte de nuit… »

Pour sa quinzième édition, le gigantesque rendez-vous électro, qui veille à se renouveler d’édition en édition, écrit un nouveau chapitre de The Book of Wisdom. En 2012, « Le Livre de la sagesse », c’était dix tonnes d’acier, plus de 3.500 soudures, cinq kilomètres de bois de construction… Tomorrowland aime la démesure et l’extravagance. Les bracelets ont cette année été envoyés dans une boîte à trésors avec un exemplaire du livre dans sa version physique. Cette fiction fantastique de 160 pages a été écrite par la jeune autrice irlandaise Sarah Maria Griffin (Other Words for Smoke, Spare and Found Parts). Elle a été illustrée par le Belge Patrick Cornelis, se décline en cinq langues (anglais, espagnol, français, allemand et néerlandais) et permet aux festivaliers de se plonger dans l’intrigue avant même leur arrivée à Boom. La décoration de la scène principale a été créée autour de ce récit, Tomorrowland la tenant secrète jusqu’à l’ouverture du festival. « Nous voulons à tout prix nous réinventer, inviter chaque année à un voyage inédit. Dans le monde d’aujourd’hui, c’est fondamental. Il faut surprendre, créer une « once in a lifetime experience ». On investit vraiment beaucoup dans la décoration. C’est primordial pour créer l’immersion mais ça l’est aussi en termes de communication. Nos aftermovies sont extrêmement populaires (ils sont l’un des éléments clés de sa stratégie, celui de 2012 a été visionné 156 millions de fois, NDLR). Et pour frapper les esprits, pour devenir viral, il faut des décors magiques. »

Festival électro ou Disneyland musical, Tomorrowland n'a pas envie de choisir.
Festival électro ou Disneyland musical, Tomorrowland n’a pas envie de choisir.

The Harbour House est une maison en bois dominée par sa petite tour au bord de l’eau. L’Orangerie, toute transparente et décorée de fleurs, crée une ambiance de garden party. Le Lift avec sa chill house et son bar à cocktail joue la carte de la vie d’été et des vacances. Là où le Moose Bar ressemble à un chalet autrichien. Au programme: Schlager et musiques allemandes. Il paraît que les Japonais et les Chinois adorent… « L’idée est à chaque fois d’adapter la musique à l’endroit. Dédiée à la techno et à la house, la scène Freedom joue avec les lumières. Le producteur suédois Eric Prydz y proposera son nouveau spectacle, une animation numérique avec des hologrammes. »

À Tomorrowland, un directeur de création est responsable de la scénarisation mais c’est une team maison de 30 personnes, graphistes, dessinateurs, créateurs 3D, qui planche sur le sujet à Anvers. « Nous avons une équipe de production qui a toutes les connaissances techniques nécessaires et nous travaillons avec une centaine de fournisseurs spécialisés, que ce soit pour la déco, le son ou l’eau que nous utilisons quand même énormément. Tout est fait en Belgique. » Compte tenu de ses décrochages au Brésil, en France (Tomorrowland Winter lancé cette année à L’Alpe d’Huez) ou à Ibiza (Ushuaïa), la société possède une centaine de containers et pense ses décors de manière amovible. « Même les toilettes sont plutôt luxueuses. On amène l’eau, on ne veut pas de WC de camping… Avec les restaurants, les boutiques, les supermarchés, il faut compter quatre semaines pour l’installation et trois pour le démontage. »

Hell’s Bells

Plus étonnant peut-être, dans une tout autre ambiance musicale en tout cas, le Hellfest à Clisson, en Loire-Atlantique, met lui aussi le paquet sur les décors et le visuel. En 2012, suite à la construction d’un lycée sur l’espace qui lui est alors dédié, l’événement célébrant le hard rock et le heavy metal est contraint de déménager. Il en profite pour se pencher sur sa scénographie. « Plus qu’un simple festival, la plus grande aventure dédiée aux musiques extrêmes », revendique son site Internet… « Dans un magazine, tu vois tout de suite à la photo qu’on parle du Hellfest, sourit Alex Rebecq, son directeur de com. On nous compare souvent à une espèce de Disneyland. Disons que nous invitons à une immersion dans un univers original qui respecte les codes de la musique métal. On parle davantage aujourd’hui d’expérience que de l’historique concerts-frites-t-shirts… Tomorrowland et Coachella font clairement pour nous office de références mais ils ne touchent pas notre caste musicale. Dans le genre, il y a le Resurrection Fest, plus petit, qui avoue clairement faire dans l’imitation. Mais aussi beaucoup d’événements qui baignent dans leur jus. » Parfois de leur propre volonté d’irréductibles. Certains fans purs et durs préfèrent le roots et crachent sur la théâtralisation. Parfois aussi par manque de fric et de temps. « Cela fait quinze ans qu’on est là. On a, je pense, pris de l’avance. »

Au Hellfest, les lumières et la pyrotechnie prennent le relais une fois la nuit tombée.
Au Hellfest, les lumières et la pyrotechnie prennent le relais une fois la nuit tombée.

Ce n’est pas particulièrement courant dans l’été festivalier mais le Hellfest interdit la publicité. « C’est un manque à gagner bien sûr. Mais ça nous permet de garder notre univers, d’y conserver le festivalier. Je pense qu’on a amené un autre public vers le festival. Nous n’attirons plus seulement les fans de métal. Nous avons séduit des spectateurs simplement curieux. Aujourd’hui, beaucoup de gens attendent autre chose qu’un line-up. Ils veulent des conditions d’écoute et d’accueil exemplaires et différentes. Le décor et les infrastructures sont donc fondamentaux. Un festival, c’est des souvenirs. Des souvenirs sonores, visuels, humains. Et si on peut éduquer les gens, les amener à écouter de la bonne musique, on est contents. »

L’équipe du Hellfest travaille avec des artisans, des plasticiens, des créateurs et aime jouer avec l’acier, la rouille, le feu, les codes… Le Hell City Square est inspiré du quartier punk de Camden Street à Londres. La compagnie Monic La Mouche, spécialisée dans les décors métalliques et lumineux, s’est chargée des containers à billets et des barricades autour du festival. « Souvent, ce sont des créateurs qui débarquent et à qui on souffle une idée. » Philippe Pasqua, le neveu de Charles, est à l’origine des crânes entourés de papillons. Après un scorpion, des crânes poubelles et des mille-pattes en mobilier urbain, le sculpteur Jimmix a fabriqué une statue de 15 mètres de haut (comptez 80 tonnes de béton) en hommage à Lemmy Kilmister de Motörhead. Quant au Bordelais Jean-François Buisson, il se cache derrière l’arbre Hellfest ou encore la guitare électrique géante… Ancien musicien, Buisson est spécialisé dans la sculpture de pièces monumentales, la création de décors et de mobiliers en métal. « Benjamin Bardaud, le patron du festival, est un grand amateur d’art contemporain. »

L’équipe pense clairement sa scénographie en deux temps. L’une pour le jour. L’autre pour la nuit. « Si tu passes quelque part à 11h du matin et retournes y faire un tour à 11h du soir, tu as généralement l’impression de te retrouver dans deux lieux différents. » Tout ça évidemment a un coût. Il y a quelques années, ses organisateurs reconnaissaient dans Libération avoir investi quatre millions d’euros dans la scénographie. Son budget annuel étant alors de seize millions. En 2016, selon le Parisien, le festival aurait englouti un million d’euros dans la déco. Soit deux fois plus que les Vieilles Charrues et cinq fois plus que les Francofolies… « Aujourd’hui, sur une enveloppe de 27 millions d’euros, 30% sont dédiés à l’artistique, 40% à la technique, 20% à la production générale et 10% à tout le reste. Ça varie fortement d’année en année en fonction des besoins. Refaire le VIP par exemple nous a coûté un million d’euros. »

Propriétaire d’une grande partie des terres qui accueillent les concerts, la Hellfest Prod a aménagé les lieux d’édition en édition. Ils sont quelque part devenus un village à la gloire du rock’n’roll. Certaines zones ont même été pavées. Depuis quatre ou cinq ans maintenant, le site du festival est ouvert toute l’année. Deux personnes ont même été engagées pour le surveiller et l’entretenir. En 2015, il avait été vandalisé par des groupuscules catholiques vendéens. « Ils avaient brûlé notre corbeau en résine. On l’a fait refaire en acier. L’endroit est devenu un lieu de promenade mais aussi de pèlerinage. Des touristes venus visiter Nantes font par exemple souvent un saut jusque chez nous pour voir le Hellfest dénudé. Si Clisson est connu au Japon, c’est à cause de son festival plus que de son château. »

Festival électro ou Disneyland musical, Tomorrowland n'a pas envie de choisir.
Festival électro ou Disneyland musical, Tomorrowland n’a pas envie de choisir.

Décors naturels et récup

En Flandre occidentale, à Ledegem, un petit patelin paumé quelque part entre Menin et Roulers, le Cirque Magique (en français dans le texte) tape dans l’ambiance des vieux cirques itinérants, des freakshows, des fakirs et des troubadours. Dépaysant pour un festival de musiques électroniques. Mais certains, comme Esperanzah!, installé à l’Abbaye de Floreffe, ou les Eurockéennes de Belfort, plantées sur une presqu’île, peuvent compter sur la beauté de leur cadre naturel. Au Pays de Galles, le festival n°6 se déroule dans Portmeirion, un village prison isolé par une barrière de montagne d’un côté et la mer de l’autre. L’endroit touristique, qui ne compte pas vraiment d’habitants mais se visite tous les jours de l’année de 9h30 à 17h30, a servi de décor à la série Le Prisonnier. On y circule en mini moke et en vélo à trois roues. Il s’y échangerait encore des répliques du genre « Bonjour chez vous » ou « Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre »

Du côté du festival de Dour, le changement de site de 2018 a des allures toutes symboliques en cette ère de dérèglement climatique et de transition énergétique. L’événement avait lieu à l’ombre des terrils. Il se déroule aujourd’hui au pied d’éoliennes. « Ce n’est pas fait exprès, avoue le programmateur Alex Stevens. Mais le côté photogénique d’un site est important. Dans les médias traditionnels mais aussi sur les réseaux sociaux. J’ai été à Couleur Café. L’entrée et la sortie se font par l’Atomium. C’est comme la Statue de la Liberté pour les Américains ou la Tour Eiffel pour les Français. L’image, ça donne envie de partager. Chez nous, on a l’aspect esthétique naturel des lieux. Mais plutôt que d’investir un max de blé dans la décoration, on mise et investit sur la production. »

Structures en dur et demi terrain de foot d’écrans pour la scène Balzaal… Le festival hennuyer veut privilégier l’expérience concerts. Il développe aussi des campings à thèmes. Le green camping pour les écolos, Dour-les-Bains avec piscine et terrain de beach volley… Plus que par scènes, Dour pense par zones. « Et en termes de déco, on n’est pas obligés de faire du Disney. Nous, on est plutôt dans le réutilisable. Les entrées de scènes en palettes de bois, l’utilisation de containers maritimes pour le Rockamadour. La scénarisation peut rapidement coûter cher. Puis, tu investis dans un truc et tu le retrouves partout l’année d’après. Tu n’es souvent original qu’un an et tu peux vite tomber dans le cliché. Comme avec cette immense roue que tu retrouves à Coachella, au Hellfest, au Pukkelpop… Pendant quelques éditions, on a arrêté d’utiliser la Roue de feu de l’artiste plasticien liégeois Alain De Clerck parce qu’on l’a retrouvait partout. On essaie de jouer avec le recyclable, le durable. Et on met la musique à l’avant-plan. On y arrive encore après trente ans. » Qu’on apprécie ou pas ce qui plaît aux jeunes, en restant en phase avec l’air du temps…

Tomorrowland, du 19 au 21/07 et 26 au 28/07, à Boom. Avec Bebe Rexha, Europa, The Chainsmokers, Fini Vici…

Cirque Magique, du 02 au 04/08, à Ledegem. Avec Luke Slater, Dave Clarke, Dr. Lektroluv, Booka Shade…

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