Anthony Joseph: « Les mots-clés de ce disque, c’est Black Lives Matter, George Floyd, printemps, Covid et spiritual jazz »

De retour avec un nouvel album, Anthony Joseph entrera en studio dès juin pour transformer en audio book son roman expérimental The Frequency of Magic. © Bunny Bread icreatenotdestroy
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Anthony Joseph se détourne (un peu) des Caraïbes et sort un disque militant de jazz spirituel et libre avec la jeune garde londonienne et le batteur de Gil Scott-Heron. Entretien.

Né à Trinité-et-Tobago, Anthony Joseph est chez lui, à Camberwell, près de Brixton. Un quartier londonien très cosmopolite peuplé d’Africains, de Caribéens et de Latino-Américains. Derrière lui, des peintures de sa fille se sont frayé un chemin au milieu des bouquins. Y figure notamment Spaceships in Prehistory, de Peter Kolosimo, qu’il avait lu pour préparer son premier roman The African Origins of UFOs. Chanteur, poète, romancier, Anthony Joseph (54 ans) sort un nouvel album spirituel et fiévreux qui n’a pas d’engagé que le nom: The Rich Are Only Defeated When Running for Their Lives. Conversation au long cours avec un artiste passionnant pour qui la musique reste un acte de résistance et le jazz, un puissant mode d’expression.

Comment a germé l’idée de ce nouvel album?

Mes deux derniers disques tournaient autour des Caraïbes. People of the Sun a même été enregistré à Trinidad. Ces quatre ou cinq dernières années, j’ai beaucoup pensé à l’île. Je m’y suis promené, j’ai essayé de produire une musique qui la représentait. Mais à un moment donné, j’ai ressenti le besoin de faire autre chose. De regarder ailleurs. J’ai voulu enregistrer un disque plus dépouillé et plus jazz. Quelque part retourner là où tout avait commencé, à ce que je faisais avec The Spasm Band. Un truc plus percussif, plus funky, plus jazzy. On a commencé à écrire et à répéter fin 2019. J’effectuais quelques changements dans le groupe et j’essayais de trouver les bons collaborateurs quand le virus est arrivé. On a dû arrêter un moment. Et puis le monde est devenu de plus en plus dingue. George Floyd a été tué. Black Lives Matter a pris de l’ampleur. C’est à ce moment-là que j’ai compris la direction que prendrait le disque. Son aspect politique. Les mots-clés, c’est Black Lives Matter, George Floyd, printemps, Covid et spiritual jazz.

Comment as-tu suivi cette actualité américaine?

C’est une bonne question. Comment peut-on avoir une idée de ce qui se passe vraiment? Je pense que c’est un processus historique. On ne parle pas de quelque chose de nouveau. L’Amérique et plus largement le monde occidental sont bâtis sur ces structures. Si tu as lu quelques trucs et comprends comment ça fonctionne, tu vois que ces choses sont inévitables. Le monde occidental a été construit sur la pauvreté des Africains, sur le concept de races, sur le pouvoir, sur le capitalisme. Alors quand George Floyd est tué, que les gens se lèvent et protestent, tu sais que c’est une partie du récit. Que ça devait arriver. C’était prédit. Sinon, je pense que la vérité se situe quelque part entre la propagande qu’on voit à la télé et ce que tu penses qui s’est passé. Entre ce que tu crois qu’il est arrivé et ce que te raconte ta télévision.

Est-ce que le statut de la communauté noire est très différent aux États-Unis et en Angleterre?

Définitivement. L’Angleterre est le seul pays d’Europe où les Noirs peuvent occuper toutes les positions de pouvoir, qu’il soit économique ou politique. En France, en Belgique, en Espagne, en Italie, les Noirs ont très peu d’ancrage, de pouvoir. Je parle d’argent, de richesse. Bien sûr, il y a beaucoup de richesse culturelle, il y a énormément d’artistes black, mais l’Angleterre est le seul endroit où les gens de couleur sont vraiment parvenus à trouver un sentiment d’appartenance, l’impression qu’ils pouvaient contribuer à la signification de notre monde. On a cette chance au Royaume-Uni. Un truc que les Noirs de France n’ont pas. Je pense que c’est lié à l’Histoire et aux politiques colonialistes. À la manière dont ça s’est passé pour l’Angleterre dans les Caraïbes. Les gens sont parvenus à résister politiquement. L’Angleterre a été la capitale du monde colonial pendant des années. Mais grâce aux efforts des gens, de Noirs, de Blancs, l’esclavage y a été aboli au milieu du XIXe siècle. Certains ont commencé à faire des allers-retours vers l’Angleterre depuis Trinidad, la Jamaïque, la Barbade. Il s’agissait d’artistes, de philosophes… On a en quelque sorte réussi à créer une arène intellectuelle au Royaume-Uni. Ce qui, je pense, est absent du reste de l’Europe. Les valeurs sur lesquelles l’Angleterre est construite, la justice, l’égalité, sont des choses qu’on peut lui brandir sous le nez.

La France s’assied sur sa devise liberté, égalité, fraternité…

Je ne suis pas un spécialiste mais quand tu nais dans une colonie française, tu es français. Tu n’es pas autorisé à garder ta propre identité. Tu deviens français, un sujet de la République. Au Royaume-Uni, j’ai l’impression que les gens ont davantage réussi à conserver leur identité nationale. Je suis un Trinidadien en Angleterre. Je ne dois pas me sentir anglais.

Le masque et la plume...
Le masque et la plume…© Bunny Bread icreatenotdestroy

Tu dis être de retour aux sonorités de tes débuts. Bird Head Son remonte à 2009. La scène jazz a explosé depuis en Angleterre…

Oui, c’est très intéressant. Le premier truc que j’ai sorti, c’était en 2006-2007. À l’époque, il n’y avait pas vraiment de scène jazz au Royaume-Uni. Je l’ai vue se développer et je m’y suis toujours senti lié. Parce que j’ai toujours eu des musiciens dans mon groupe qui venaient du jazz. Des gens comme Jason Yarde, Colin Webster, c’est de là qu’ils viennent. J’ai toujours gravité autour des musiciens de jazz parce qu’ils sont les seuls à pouvoir jouer la musique que j’entends dans ma tête. Surtout en ce qui concerne le saxophone. La basse, la batterie, OK. Mais le saxophone, j’ai besoin d’un jazzman. Où je me situe? Je suis un ancien. Je fais partie de la scène mais pas vraiment. Beaucoup de ces projets jazz sont trendy et cool. Je ne me vois pas comme ça. Je suis trop vieux.

Trop politique aussi?

Non, je ne pense pas. Beaucoup de ces artistes sont conscientisés. C’est même génial de voir ces jeunes musiciens utiliser le jazz comme un outil, comme un mouvement politique. C’est important et prometteur. Mais je pense aussi que ça prend du temps de devenir un artiste accompli. Il faut au moins dix ans de travail pour savoir vraiment ce que tu fais et pouvoir réellement t’exprimer. Beaucoup de ces artistes n’en sont pas là. Ils sont très jeunes et découvrent encore qui ils sont. Mais d’ici quelques années, ça va être explosif. C’est juste un début.

Comment expliques-tu cette résurgence?

C’est un truc générationnel mais c’est lié à des artistes comme Shabaka Hutchings et Soweto Kinch. Des jeunes musiciens de jazz qui donnent envie à des gens encore plus jeunes qu’eux d’en jouer, qui les encouragent, qui les poussent à l’étudier, à aller à l’université. Ça se développe comme ça au début. Puis, il y a l’aspect commercial forcément. Quand tu en as un qui réussit, les labels commencent à en chercher d’autres. Le Covid a tout stoppé. On va voir à l’autre bout du tunnel qui en sort et qui continue de mener sa carrière. C’est un mouvement international. Aux États-Unis aussi de plus en plus de gens semblent avoir commencé à utiliser le jazz comme mode d’expression. La chanson Swing Praxis sur mon nouvel album parle de ça. Le jazz est une philosophie incroyable. C’est un outil formidable qu’on a créé. Tu travailles collectivement et tu donnes naissance à un seul son. Tu crées un son de plusieurs. On a vécu pas mal de merdes depuis quelques années entre le changement climatique, l’avènement de Trump, la situation au Brésil, Boris Johnson, le Brexit… Tu as besoin de quelque chose de résilient et de fort pour résister. Le jazz l’est.

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Tu te souviens de ta première rencontre avec Shabaka?

Bien sûr. Colin Webster ne pouvait nous accompagner pour un concert en France. Je pense qu’il avait un mariage ou un truc du genre. Et il m’a recommandé son pote Shabaka. Il était très jeune. C’était en 2010 ou 2011. Il m’a demandé de lui envoyer la musique et il est venu à une seule répétition. Il écoutait un truc une fois et il savait le jouer.

Sur ton nouvel album, on trouve aussi Rod Youngs, un ancien batteur de Gil Scott-Heron, à qui tu fais incontestablement penser.

On avait à nouveau un concert et c’était cette fois mon batteur qui n’était pas dispo. Je demandais à tout le monde autour de moi et quelqu’un m’a recommandé Rod Youngs. Je lui ai juste passé un coup de fil. Ça s’est bien passé. On a réitéré. Puis, on a aussi donné un concert ensemble au Jazz Cafe il y a quelques années. Un tribute à Gil Scott-Heron. Ce nouveau disque avait besoin d’un autre son de batterie que les précédents. Rod est un mec très spécial. Il a une belle âme. Il a bossé avec Gil Scott-Heron pendant douze ans. Il a compris comment travailler avec de la poésie. Comment laisser de la place aux mots. Comment pousser les choses plus loin. C’est un honneur de l’avoir avec nous.

Tu dédies une de tes nouvelles chansons (Language) à Anthony McNeill et une autre (Kamau) à Edward Kamau Brathwaite. Qui sont-ils?

Ce sont deux auteurs et poètes des Caraïbes qui ont essayé de forger une vision originale. McNeill est jamaïcain. Il était unique et expérimental. Frantz Fanon développe cette idée qu’au début de sa carrière, un artiste colonisé est intéressé par l’imitation. Il essaie de montrer qu’il maîtrise les outils du maître. Tu trouves beaucoup de poètes des Caraïbes qui rédigent au début des sonnets ou qui essaient d’écrire comme Shakespeare. Mais quand tu te frottes de plus en plus à l’écriture, tu prends conscience de la politique de là où tu vis et tu abandonnes les outils du maître pour utiliser les tiens. Anthony McNeill a utilisé ses propres outils. Tu ne peux pas parler de surréalisme, de Shakespeare, de John Keats ou des poètes Beat. C’était complètement original et unique. Ça avait une esthétique caribéenne. Il est mort très jeune, sans bénéficier de la reconnaissance qu’il méritait. Encore aujourd’hui, trop peu de gens connaissent son oeuvre.

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Tu es d’accord avec cette théorie de Fanon? Tu l’as ressentie?

Tout à fait. Tu n’as pas le choix. Il te faut des modèles. Et les modèles, c’était au départ ce que je lisais à l’école. Surtout de la poésie anglaise et américaine. Robert Frost, ce genre de trucs. À force, l’influence s’est dissipée pour faire place à celle des poètes noirs américains: Amiri Baraka. Puis des gens des Caraïbes comme Lord Kitchener, Mighty Sparrow. Au départ, tu prends pour exemple ce que tu penses être la poésie.

Le problème serait alors la sous-représentation des auteurs noirs dans l’éducation?

Oui, c’est un problème. Mais j’ai grandi à Trinidad. Donc, j’avais quand même accès à beaucoup de ces poètes. On lisait Martin Carter, Derek Walcott… Mais je ne savais pas enfant ce que signifiait être un poète. Edward Kamau Brathwaite est l’une des personnalités les plus importantes de la littérature caribéenne. Il était très conscient du lien entre l’Afrique et les Caraïbes. Il s’intéressait beaucoup à tout ça et explorait ce que ça signifiait vraiment d’être caribéen. Il a forgé un style original. Une manière nouvelle d’aborder la poésie aux Caraïbes. Il se basait sur la manière de parler là-bas. Sur l’iconographie caribéenne. C’était un ami et un mentor. Il a vraiment travaillé à dessiner et comprendre l’âme caribéenne. Qu’est-ce que ça signifie d’avoir été amené ici comme esclave, de vivre sur une île, d’acquérir l’indépendance? Qui sommes-nous?

Le titre de ton disque The Rich Are Only Defeated When Running for Their Lives est tiré d’un livre de Cyril Lionel Robert James, un militant anti-impérialiste trinidadien qui porta à Londres la parole des colonisés.

Robert James parlait des riches de Saint-Domingue, des propriétaires de terres et d’esclaves. Il disait qu’on ne les vaincrait que quand ils seraient morts. Je lisais son ouvrage Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue au moment où je cherchais un titre pour mon album, où l’affaire George Floyd faisait la une de l’actualité et où les gens marchaient dans les rues pour protester. Et là, je me suis dit qu’on ne changerait le système qu’avec du sang. Il faut se battre. Littéralement. Faire tomber des statues. Les gens qui ont le pouvoir ne le céderont pas. Tu peux participer à autant de manifs que tu veux, il faut détruire. Ce qui est aussi ce que disait Fanon. Il n’y a pas de révolution sans violence.

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