Adele confidentielle

Plus Royal Albert Hall que Glastonbury, Adèle n'a jamais couru derrière la modernité. © DR
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Meilleure amie des coeurs déchirés (et de l’industrie musicale), Adele n’a pas manqué son retour avec la sortie de 30.

Plus que jamais, Adele est une anomalie. Industrielle, d’abord. Faut-il le rappeler? Durant les années 2010, au moment où le secteur du disque dévissait complètement, laminé par le téléchargement illégal, la chanteuse britannique fut l’une des seules à continuer de vendre des camions d’albums. Près de soixante millions en tout, dont la moitié rien que pour son deuxième disque, emmené par les singles Rolling in the Deep et, surtout, Someone Like You: un record en ce début de millénaire. Six ans après son dernier LP, personne ne l’a oubliée. Dans l’intervalle, les réseaux et le business de la musique n’ont pas manqué de s’enflammer à la moindre micro-info lâchée par la star – que ce soit sous la forme de blague (« Le prochain album sera un disque de drum’n bass », sur son compte Instagram, en 2019) ou d’annonce avinée de fin de soirée (en février 2020, lors de la fête de mariage de l’une de ses amies, elle promettait de nouvelles chansons pour l’automne suivant). A chaque fois, c’est l’emballement.

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Il a toujours été question de chiffres dans la carrière d’Adele. A commencer par ceux de son âge: celui auquel elle a écrit ses différents albums, et qui a servi de titre à chaque fois – 19 (2008), 21 (2011) et 25 (2015). Au passage, ils auraient pu marquer l’appartenance de la jeune femme à une génération avide de casser les codes. Mais à vrai dire, et c’est là son autre « singularité », Adele n’a jamais complètement couru derrière la modernité. Ancrée dans son époque certes, fan de Beyoncé, admirative de Frank Ocean. Mais toujours restée fidèle à une esthétique très classique, plus Royal Albert Hall que Glastonbury (Adele ne tourne d’ailleurs jamais en festival).

La dramaturgie amoureuse reste plus que jamais le coeur de métier de la Britannique.

Cela n’a même sans doute jamais été aussi vrai que sur 30, son nouvel opus. En ouvrant avec Strangers By Nature, Adele renvoie directement vers les années 1950. Hommage à Judy Garland, le morceau baigne dans les cordes langoureuses, très « sinatresques », rappelant le velours d’un Nat King Cole: c’est Manhattan en noir et blanc, avec la neige qui « paillette » doucement la ville. « Je suis venue déposer des fleurs sur le cimetière de mon coeur, chante Adèle, comme à chaque anniversaire, je viens lui rendre hommage. » Cette dramaturgie amoureuse reste son coeur de métier, son terrain de jeu favori: les grandes émotions, les tourbillons des sentiments, chantés d’une voix qui ne craint aucune cascade, aucune envolée lyrique. Si, à en croire son titre, le nouvel album a bien été écrit durant l’année 2018 (celle de ses 30 ans, donc), il n’est pas compliqué d’en saisir le thème principal: la séparation, puis le divorce acté un an plus tard, avec Simon Konecki. Au-delà de la défaite amoureuse, c’est le chaos personnel qu’ évoque Adele: le vide soudain autour d’elle, sa capacité à ruiner ses relations, son insatisfaction chronique, sa difficulté à remonter la pente (« Let time be patient/Let pain be gracious », s’ encourage-t-elle sur Hold On), etc. Capable de rendre crédibles les affres émotionnelles les plus abyssales, elle n’hésite jamais à appuyer le drama – souvent lourdement, parfois trop. Mais c’est aussi là, quand elle a dépassé le « raisonnable », le « convenable », qu’elle impressionne – comme sur To Be Loved, simple piano-voix transformé en cathédrale rococo.

30, par Adele, Sony.
30, par Adele, Sony.

S’il est dominé par les ballades, 30 contient malgré tout des morceaux plus pop, comme Cry Your Heart Out. Surtout, il s’éloigne un peu des effets très « Las Vegas » de l’album précédent, sur lequel Adèle n’était plus très loin de la grande variété internationale à la Barbra Streisand. Il confirme aussi son classicisme, faisant sonner les choeurs comme les girls groups des années 1960 (Love Is a Game), invoquant même le fantôme du pianiste jazz Erroll Garner (All Night Parking). Derrière les manettes, on retrouve à peu près le même personnel que sur 25: Greg Kurstin, Ludwig Göransson, Max Martin et Tobias Jesso Jr. Mais rejoints par le producteur anglais Inflo, responsable notamment de Sault, l’énigmatique groupe néo-soul, auteur de pas moins de cinq albums au cours des trois dernières années. Ici et là, le Londonien apporte le petit décalage, le grain qui empêche la machine d’être trop clinquante. Et, surtout, de trop rouler à contre-temps.

Car laisser passer six ans entre deux disques n’est pas sans risque. Entre 2015 et aujourd’hui, c’est peu dire que « l’ambiance » n’est plus la même. Pas seulement musicale, d’ailleurs. Un monde sous pandémie, plongé dans l’urgence climatique, tiraillé par les extrêmes, attendait-il vraiment une nouvelle grande épopée sentimentale? Les désordres amoureux romantiques sont-ils solubles dans l’ère post- MeToo? Les premiers chiffres – ceux notamment du single Easy – semblent dire que oui. D’autant qu’entre les lignes, la chanteuse questionne aussi, par exemple, le poids de la maternité, ou tente de se libérer du regard masculin et des conventions. Love Is a Game, termine-t-elle. Où le perdant n’est pas forcément toujours celui qu’on croit.

30, par Adele, Sony.

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