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On était au concert de Bruce Springsteen à Werchter: le « boss » a toujours la flamme

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Bruce Springsteen © Belga
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Concert - Bruce Springsteen

Date - 18-06-2023

Salle - Werchter

Critique - L.H.

Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Dimanche soir, à Werchter, Bruce Springsteen et son E Street Band n’ont pas ménagé leurs efforts pour donner un concert généreux et enlevé de près de trois heures.

Dimanche 18 juin. Il est 23h sur la plaine de Werchter. Et alors que les nuages noirs s’accumulent dans le ciel, les pîlones d’informations de TW Classic annoncent l’arrivée imminente des orages, promis depuis le début du week-end : « Heavy rain showers are expected around 11.30 pm ». C’est ce moment-là que Bruce Springsteen choisit pour chanter Mary’s Place, fantastique tirade gospel, tirée de son album The Rising (2002). « Let it rain, let it rain, let it train », répète le héros du soir, comme pour conjurer le sort. Et, croyez-le ou non, ça marche. A l’heure dite, deux, trois gouttes s’écrasent mollement sur l’herbe. Pas une de plus. L’orage n’éclatera pas. Il s’est incliné et a déjà filé plus loin. Fort, le Bruce…

Certes, le chanteur n’y est sans doute pour rien (mais qui sait ?). Il n’est pas Moise sauvant son peuple des eaux. Mais quand il s’agit de prêcher la bonne parole rock, force est de constater que Springsteen a toujours la flamme. Plus que jamais, pour sa première tournée mondiale depuis 2017, il apparaît comme le dernier des Mohicans. Le genre de type capable d’embarquer 60 000 personnes dans une longue épopée musicale de près de trois heures. Avec toujours le même mélange d’élan, de sueur, de bravoure.

Le patron a toujours raison

Ses contemporains les plus ambitieux ont pu revendiquer le titre de « dieu du rock » ou de « roi de la pop ». Lui, s’est toujours contenté de celui de Boss. Non pas le CEO. Mais bien, le patron. Même si récemment, certains, y compris parmi ses plus fervents supporters, ont pu lui reprocher de confondre parfois les deux. Notamment après qu’il a mis le doigt dans le système de ticketing « dynamique », faisant exploser les prix d’entrée aux Etats-Unis…

Au point d’entacher son aura de héros working class ? Il en faut visiblement plus que ça. Force est de constater qu’à Werchter, Springsteen réussit encore et toujours à incarner ce chanteur héroïque, investissant chaque parole, chaque mot, avec la même intensité. Y compris quand il reprend ses classiques. Comme My Hometown. Ou encore The River, insubmersible complainte « faulknerienne », qui continue de filer le frisson.

L’échappée belle

Il faut dire que Springsteen est bien accompagné. A près d’une quinzaine sur scène, son fameux E Street Band a l’ampleur d’un paquebot transatlantique et la souplesse d’un petit dériveur. Il faut les voir, goguenards, monter un à un sur scène, sur le coup de 22h, tous vêtus de noir : on ne bouge pas ces types (et ces filles)-là…

Le concert démarre d’ailleurs avec No Surrender : pas question de se rendre ou de lâcher prise. Prolongé par Ghosts, Prove It All Night et The Promised Land, enchaînés quasi dans un seul souffle, la première demi-heure est particulièrement épique. Un véritable concentré d’esprit « springsteenien », où le rock est moins une éruption ado qu’un grand geste collectif et solidaire. Une sorte de lyrisme typiquement US, que même une présidence Trump ou la mort de George Floyd n’ont pas réussi à complètement étouffer.

https://www.youtube.com/watch?v=38THUKcgluk

Dans cette mythologie, la musique de Springsteen ne s’abreuve d’ailleurs pas seulement aux fondamentaux rock’n’roll. Mais bien à l’ensemble du patrimoine musical étatsunien. Après la cavalcade de Candy’s Room, tiré de Darkness on the Edge of the Town (1978), Kitty’s Back, 50 ans au compteur, oscille entre jazz New Orleans et blues du bayou. Tendant et étirant son larsen de guitare d’une seule main, Springsteen fait mine de se recoiffer de l’autre. Tranquille. Plus loin, The E Street Shuffle est l’occasion d’une virée funky. Et d’un échange de soli gourmands, entre Anthony Almonte, aux percussions, et Max Weinberg à la batterie – le vrai pilier du groupe, impressionnant de précision.

Mélancolie des grands espaces

Bien sûr, cela fait longtemps que Springsteen ne représente plus « le futur du rock’n’roll », comme le clamait la célèbre formule de John Landau, journaliste-devenu manager. Alors qu’il file sur ses 74 ans, le chanteur a désormais les tempes grisonnantes. Et si la voix est toujours en place, ses rugissements n’ont plus forcément la même ampleur. Mais si une bonne partie du répertoire du soir replonge (plus de) 40 ans en arrière, il n’apparaît toujours pas anachronique. Le public est d’ailleurs plutôt transgénérationnel. Sur les écrans géants, plusieurs jeunes femmes dansent sur les épaules de leur compagnon, rappelant des scènes des années 80. On s’attend presque à voir débouler Courteney Cox

De fait, la nostalgie va plutôt bien à Springsteen. Elle a d’ailleurs toujours été un de ces carburants favoris. Sur Glory Days, il chante ainsi, l’œil amusé : « And I hope when I get old I don’t sit around thinking about it/But I probably will ». En l’occurrence, le titre date de… 1984. Cette fois, cependant, ça y est. Le chanteur s’y trouve pour de bon, à cet endroit où le chemin à parcourir se rétrécit inévitablement. Ayant plutôt tendance à filer droit, il prend le temps de s’arrêter longuement pour parler de son ami George Theiss.

Disparu en 2018, c’est lui qui embrigada le jeune Bruce dans The Castiles, au milieu des années 60. Seul membre encore vivant de ce tout premier groupe, Springsteen explique : « la mort vous apporte la clarté. C’est le dernier cadeau qu’elle fait aux vivants, leur donner une vision plus étendue de la vie ». Et d’entonner, seul à la guitare, The Last Man Standing. Sur le dernier couplet, il lâche même pendant quelques secondes ses cordes pour se frotter les yeux. Werchter retient alors son souffle : joué ou pas, on y croit.

Hit machine

La vie est courte, il faut se dépêcher d’en profiter, insiste encore le chanteur. Alors, au moment d’entamer le rappel, il balance encore ses plus gros tubes. Même s’il ne lui reste plus officiellement qu’une demi-heure, Springsteen s’en fout et fonce tout droit. Born In The Usa, Born To Run, Bobby Jean ou encore Dancing In The Dark, comme à la parade.

Arpentant la fosse, serrant les mains des premiers rangs, le septuagénaire se pique même de déboutonner rageusement sa chemise. Fidèle à son imagerie, il partage aussi régulièrement son micro avec Little Steven, pote de quasi 60 ans. Comme des gamins, les deux fanfaronnent, grimacent devant la caméra, se curent même le nez en direct. Juste avant de filer, une version pétaradante de Tenth Avenue Freeze-Out permet encore de rendre hommage à feu Danny Federici, ancien claviériste du E Street Band, et à Clarence Clemons, saxophoniste emblématique remplacé aujourd’hui par Jake Clemons, son neveu…

Enfin, alors qu’une partie du public a déjà quitté la plaine, et que le band a rejoint les coulisses, Springsteen reprend une dernière fois sa guitare. Et d’entamer I’ll See You In My Dreams. Ultime note d’espoir au bout de la nuit.  

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