Train d’enfer – Un agent secret déballe sa vie dans le train qui le conduit vers la délivrance. Un récit époustouflant aux accents mythologiques qui se boit d’un seul trait.

De Mathias Enard, Actes Sud, 528 pages.

Les fleuves dévalent leur lit à toute allure. De la source à l’embouchure, ce n’est que tumulte, mouvement, remous. Le quatrième roman de Mathias Enard est de la même veine. Liquide, long, ample, sinueux, il se déploie sur un demi-millier de pages sans qu’un seul point ne vienne ralentir le flot des mots.

Tout juste est-il bridé par les vingt-quatre chapitres qui jalonnent cette odyssée. Des escales éclairs bien utiles pour reprendre son souffle et pour baliser une fresque ambitieuse échafaudée comme une épopée mythologique. La structure du livre n’est ainsi pas anodine, elle fait écho aux vingt-quatre chants de l’Iliade.

Devant tant de sophistication, on pourrait craindre de se jeter à l’eau, redouter de boire la tasse avant d’avoir franchi le premier tronçon de phrase kilométrique. Ce serait passer à côté d’un de ces livres-monde qui forment le socle de la littérature, sa colonne vertébrale. Une sorte de cathédrale baroque, vertigineuse, condensé flamboyant de l’époque, dont la cime surplombe la masse des romans qui se contentent de jouer les éléments décoratifs, aussi plaisants qu’évanescents.

Comme souvent dans les fictions de cette trempe, de cette altitude, de cette ambition démesurée, un personnage occupe seul l’avant-scène. A l’image d’Ulrich, L’homme sans qualités de Robert Musnil, ou du bourreau esthète des Bienveillantes de Jonathan Littell.

Le chant du cygne?

Ce passeur ou témoin s’appelle ici Francis Servain Mirkovic, alias Yvan Deroy. Nous faisons sa connaissance dans le train de nuit qui le mène de Milan à Rome. Il est agent secret. Mais plus pour très longtemps. Il compte bien raccrocher après une dernière mission: remettre à un sbire du Vatican, contre une belle somme d’argent, la valise qu’il transporte avec lui et qui contient les noms des bourreaux et victimes de tous les conflits où l’on conduit ses activités.

Une valise explosive pleine à craquer. C’est que l’homme a pas mal bourlingué. Et pas vraiment pour faire du tourisme. Bosnie, pourtour méditerranéen, rive orientale, c’est dans cette « Zone » floue où les guerres surgissent sans crier gare qu’Yvan Deroy a passé le plus clair de son temps. Et vu comment les hommes pouvaient fouler aux pieds leurs idéaux pour un petit supplément de spiritualité ou par simple perversion. Il a ainsi eu droit à son lot de trucs moches et dégoutants. Et n’est lui-même pas exempt de tout reproche. C’est ce qui le rend d’ailleurs crédible et fascinant.

Dans la nuit somnolente, bercé par le lamento des wagons, l’agent spécial repasse le film de cette vie chaotique. Une bonne partie du 20e siècle défile sous nos yeux. On s’y perd, le souffle court, haletant. Une plongée virevoltante dans les eaux glacées d’un passé récent qui se dévore comme un thriller labyrinthique. En plus ample et plus poétique.

Arrivé à destination, on débarque du convoi lessivé, le corps en transe, l’âme en lambeaux. Et les illusions en berne. On cherche en vain une zone de lumière dans ce tourbillon de noirceur. Avec à l’esprit ce sentiment que le monde n’en finit pas de dérailler.

Laurent Raphaël

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