What’s Real?

"Ce n'est pas notre truc d'être dogmatiques et spécifiques sur des sujets politiques. On décrit juste ce qu'ils nous font ressentir." (Martin Courtney, à droite) © JAKE MICHAELS

Avec The Main Thing, Real Estate nourrit sa pop lumineuse et brumeuse de questionnements existentiels.

Pigalle. Un lundi méchamment pluvieux de janvier. La cage d’escalier est un peu craignos et sent le détergent à plein nez mais l’adresse est la bonne. Le label Domino partage l’immeuble de ses bureaux parisiens avec un sauna gay. Cocasse pour un groupe aussi lumineux que Real Estate, l’eau tombe goutte à goutte sous la verrière du patio où il assure la promo de son nouvel album. Real Estate est de ces projets qu’on préfère résumer en termes de lumière qu’en accumulant les références. À la fois brillant et brumeux, il dégage cette clarté étrange propre au ciel de Los Angeles et de la Californie en matinée. Quand les rayons du soleil commencent à percer, frappent le bitume et chassent le brouillard.  » Il y a quelque chose de ça, reconnaissent le chanteur guitariste Martin Courtney et le bassiste Alex Bleeker, pourtant originaires du New Jersey. Nos paroles sont brumeuses et tu as la tristesse en sous-texte qui les accompagne… On s’est toujours focalisés sur le son et les mélodies. On aime écrire de la pop music bien foutue, de jolies chansons. Les rendre belles. Mais avec un peu de dissonance. On a toujours essayé d’éviter le côté trop sucré qui finit par écoeurer. Au début, on n’avait pas les moyens de bosser dans de jolis studios. On écrivait des chansons pop assez directes qu’on enregistrait à l’arrache. Mais ce n’était pas juste par obligation. On aimait aussi le son de la lo-fi. »

Real Estate a à tout jamais la sunshine pop qui lui colle à la peau et la nostalgie qui traîne dans un coin de son sac à dos. Ses chansons sont souvent habitées par les souvenirs et ont le don d’éveiller ceux de l’auditeur parfois profondément enfouis. De le faire voyager dans le passé avec un petit pincement au coeur et une main sur l’épaule. Cinquième album en date, The Main Thing ne déroge pas à la règle mais il s’est doublé d’une crise existentielle.  » À un moment, tu te poses des questions, précise Courtney. Tu te demandes quel est encore l’intérêt de ce que tu fais. On joue de la musique ensemble depuis si longtemps. On a changé. On a vieilli. Nos vies sont devenues plus complexes. Est-ce que ça a un quelconque intérêt dans le monde ou ne serait-ce que dans nos propres existences? S’agit-il purement et simplement d’une activité égoïste et prétentieuse? On ne voulait pas juste faire un disque de Real Estate de plus. »

Les cinq mecs de la côte Est ont pris leur temps. Ils ont réfléchi leur album pendant un an. Leurs nouvelles chansons ont été nourries par le climat politique et environnemental, l’expérience universelle et leurs vies personnelles. L’un commence une phrase, l’autre la termine.  » Ce n’est de toute évidence pas un disque politique. Mais Trump a été élu aux États-Unis et la planète marche sur la tête. »

 » Trump n’a pas changé directement nos vies. Contrairement à celles d’un tas d’autres gens. Et il n’a pas changé le monde non plus. Mais il en a modifié le paradigme. Il a amené des trucs nauséabonds à la surface. La peur, la haine… Il a altéré les consciences, généralisé le mensonge. L’anxiété a grimpé partout. Le changement climatique est devenu le sujet de clivages politiques alors qu’il ne devrait pas. Regarde simplement autour de toi. Tu vois à la une des journaux que des gamins sont foutus en cage et au même moment tu te dis: allez, écrivons un nouvel album d’indie rock. C’est assez malaisant. »

What's Real?

Real Estate n’en est pas moins convaincu de son utilité, du sens de ses activités.  » La musique soigne, aide à se sentir bien. Elle rapproche les gens, les pousse parfois à se rassembler physiquement dans un endroit déterminé. Nos chansons procurent sans doute de la joie à un certain nombre d’hommes et de femmes. C’est assez triste, non, cette idée que ton groupe préféré arrête de faire des disques tellement il se passe des merdes dans le monde? »

Raison et sentiments

En cette période de remise en cause, de travail sur soi, Real Estate n’a pas seulement interrogé sa fonction, son intérêt, il a aussi questionné toute sa démarche, son mode de fonctionnement, ses méthodes. Le producteur de The Main Thing, Kevin McMahon, a activement participé au processus.  » Souvent pendant l’enregistrement, il nous a demandé s’il y avait une raison particulière au fait qu’on fasse comme ceci ou cela, explique Martin Courtney. Il ne nous jugeait pas. Il attendait juste une réponse. Il nous aidait simplement à comprendre ce qu’on accomplissait par habitude. Ça nous a permis de ne pas être fainéants et complaisants. On s’est confrontés à toutes les décisions qu’on prenait. On a aussi pas mal discuté des textes. Par exemple, les autres me disaient quand ce que je chantais semblait signifier autre chose que ce que je voulais exprimer. Je n’y avais jamais réfléchi. Ça a aidé à clarifier le message. C’est dur de changer les habitudes. Même les mauvaises. » Toutes ne le sont-elles pas d’ailleurs quelque part?

La question subsidiaire, celle qui dérange, celle qui démange, c’est celle de l’influence qu’exerçait Matt Mondanile (Ducktails) sur Real Estate. Martin, Alex et les autres l’ont viré un peu plus d’un an avant que leur vieux compagnon se fasse éclabousser par la vague #MeToo, les plaintes de harcèlement et d’abus sexuel.  » Le son d’un groupe ne peut pas excuser ce genre de comportement, commente Alex. À un moment, on a compris ce qui se tramait et on s’est dit qu’on devait prendre nos distances. Sa manière de faire sonner une guitare faisait évidemment partie de nous. Mais parfois tu lisais qu’il n’avait pas d’équivalent et c’était Martin qui avait composé ce qu’il jouait. »  » Ce type d’attitude est toxique, poursuit Courtney. On ne s’est jamais vraiment exprimés publiquement sur le sujet. Mais au-delà de ce qui a été rendu public, ce n’était pas bon pour le groupe non plus. » Quand et comment se rend-on compte que son pote devient malsain?  » Ce que je vais dire, c’est qu’on ne comprenait pas. Et que lorsqu’on a capté, on s’est séparés. On avait grandi ensemble. Ça a été douloureux. Mais ça a fait bien plus de mal à d’autres qu’à nous. »

Real Estate, The Main Thing, distribué par Domino. En concert le 16/06 à l’Orangerie du Botanique, Bruxelles.

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