Voir les lucioles dans le noir

© Illustration: Rebecca Rosen

Chaque semaine, un dessinateur et un écrivain nous proposent une carte blanche sur le thème du coronavirus.

 » Le futur est sombre, ce qui est la meilleure chose qu’un futur puisse être, je pense. » Cette phrase a été écrite par Virginia Woolf dans son journal, à la date du 18 janvier 1915 -en pleine Première Guerre mondiale. Quelque vingt et quelques années plus tard, la guerre menace à nouveau. À un correspondant lui demandant de participer à l’effort pour empêcher son déclenchement, Woolf opposera un étonnant refus. Il ne lui demandait pourtant rien de plus que de signer un manifeste prenant l’engagement  » de protéger la culture et la liberté intellectuelle« (1). Si Woolf refuse, c’est évidemment non pas parce qu’elle souhaite cette guerre, ni parce qu’elle pense le geste inutile, mais parce qu’elle refuse toute forme de loyauté à cette culture, telle qu’on lui demande de la défendre ou de la protéger: une culture violente, inégalitaire, et qui ne se définit que par exclusion et mépris.

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© bertrand-gaudillre

Je voudrais lier aujourd’hui ces deux gestes de Woolf, celui qui évoque, comme une bénédiction, l’obscurité de l’avenir, et celui que je comprends comme un refus de défendre, et donc de prolonger, de donner une suite à un futur tel qu’il est proposé.

J’écris: « donner une suite », car c’est bien de cela qu’il s’agit, tant dans la première proposition que dans la seconde. Et ceci nous concerne. Nous ne savons pas s’il y aura un « après » à cette crise, même si nous sentons de plus en plus sûrement désormais qu’il y aura bien eu un « avant ». Mais la question de donner une suite n’en est pas moins cruciale aujourd’hui.

La première proposition de Woolf, le futur sombre qu’elle évoque, ne désigne en fait pas tant la tragédie que l’Europe était en train de vivre. Car le terme qu’elle utilise ( dark), que l’on pourrait également traduire par « obscur », signifie qu’on ne sait pas de quoi le futur est fait, il ne désigne rien d’autre que l’incertitude. Woolf insiste ici sur le fait qu’il nous appartient de penser, d’ imaginer, c’est à-dire de percevoir dans l’obscurité de ce non-savoir, les bruissements des possibles du futur déjà présents. Ce que nous percevons-imaginons à partir de ces possibles du présent pourrait bien déterminer du futur ce qu’il sera: un simple prolongement du pire en gestation (avec son affect correspondant: le désespoir, et ce qui sera son rythme: l’accélération) ou, au contraire, une superbe occasion d’infléchir que nous offre cet arrêt de monde -avec quantité d’affects qui semblent éclore aujourd’hui, des affects de puissances créatives, colériques, rétives, imaginatives qui nous font sentir que ce monde, nous ne souhaitons pas le reprendre comme avant(2). Nous ne lui devons aucune loyauté.

Voir les lucioles dans le noir

Certains ont entendu les oiseaux chanter -tiens, l’humain n’est pas le seul habitant de cette terre- et ont redécouvert la puissance magique du silence. Voilà un possible, une promesse qui sifflote dans l’obscur. D’autres se rendent compte que tout ce que nous avons pris l’habitude d’acheter, en fait, ne rendait pas heureux (on nous incitera pourtant, en faveur de la reprise économique, à y mettre encore plus de zèle et, s’il le faut, on convoquera notre loyauté). Pour quantité de personnes est devenue insupportable la pauvreté de la bouillie télévisuelle. Ce virus, pourtant redoutable pour le sens de la saveur, aura donc donné mauvais goût à certaines choses et, parfois même, insufflé désir d’art et de beauté. On expérimente des solidarités que l’on croyait perdues. On redécouvre également quantité de vies invisibilisées, dont nous avions oublié qu’elles étaient essentielles pour nos vies. Ces possibles d’un futur obscur sont nos lucioles dans le noir. Il nous appartient de ne pas les perdre de vue et, surtout, le moment venu, de ne pas les oublier.

(1) On retrouvera la réponse de l’écrivaine dans Les Trois Guinées, publié en 1938 (éditions 10/18, Paris, 2002, p.147).

(2) Voir à ce sujet le très bel article du philosophe Bruno Latour, Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise, sur le site www.aoc.media.

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