BRUTALES, RADICALES, AGRESSIVES, LES QUATRE SAVAGES DÉBOULENT AVEC UN ROCK SOMBRE FAÇON POST-PUNK/COLD WAVE. PORTRAIT DE JEUNES FILLES EN COLÈRE.

« Don’t let the fuckers get you down. » Ces quelques mots gravés à même Silence Yourself, leur premier album, donnent clairement le ton. Les Anglaises de Savages ne sont pas du style à se laisser abattre. Elles sont même plutôt du genre à ruer dans les brancards. Et pour la bonne cause. Héritières du riot grrrl, mais pas seulement, elles se disent excédées par la léthargie du rock. Et luttent à leurs heures perdues contre l’utilisation des smartphones et appareils photo à leurs concerts…

« Il y a toujours des gens pour te tirer vers le bas. T’enfermer, te ranger dans des cases, explique la guitariste Gemma Thompson dans les serres du Botanique. Des mecs aussi pour entretenir voire générer tes peurs. Ils te font redouter que tu n’arriveras pas à ceci ou ne parviendras pas à cela si tu n’agis pas comme ils te le conseillent. Il faut en permanence résister à ces craintes pour gérer les choses à sa manière. »

Savages voit le jour en janvier 2012. Le nom et le concept du groupe centré sur la performance trottent alors depuis un bail dans la tête de Gemma Thompson qui fait de la musique depuis cinq ans avec la bassiste Aye Hassan et accompagne à la guitare John and Jehn, le duo français de Camille Berthomier, rebaptisée Jehnny Beth. « Tout a germé d’un simple mot. Faut dire que les paroles de Jehn collaient vraiment au son que nous avions à l’esprit. »

Ce nom vient d’une oeuvre de J.G. Ballard intitulée High Rise (I.G.H., pour Immeubles de Grande Hauteur, en français) racontant le retour à l’état sauvage et des guerres tribales dans un immeuble ultra moderne. « C’était aussi inspiré par le Lord of the Flies de William Golding, la littérature de science-fiction d’un Philip K. Dick, d’un Kurt Vonnegut… J’aime l’idée de chaos, de beauté, de destruction, de reconstruction… Le fait de les mettre en musique aussi. C’est pourquoi je tiens au fait d’avoir des bases simples en tant que groupe. Basse, guitare, batterie, voix. Ce format est si primitif, si primal… »

Gemma, qui a étudié les Beaux-Arts à Londres, a empoigné une guitare après avoir regardé un film japonais en noir et blanc intitulé Electric Dragon 80 000 volts. L’intrigue? Les docteurs y ayant été un peu fort pour traiter son agressivité par électrochocs, un gamin devenu chercheur de reptiles, dans le district de Tokyo, décharge son corps de l’électricité en jouant de la gratte. Pourquoi pas?

Filles couillues…

Comme une PJ Harvey, une Shannon Wright, une Scout Niblett, les Savages incarnent un rock féminin qui en a dans le falzar. Tout en nerfs, en son et en tension… Ça faisait longtemps qu’on n’avait plus croisé un groupe de girls avec autant de caractère et une telle force de frappe. Toutes proportions gardées, il y a bien les Black Belles, protégées de Jack White, filles cachées et électriques de Morticia Addams, planquées sous des chapeaux de sorcières, qui sont un peu sur scène la rencontre des Cramps, des White Stripes et d’un rock à l’ancienne. Mais sinon…

« Nous ne voulions pas spécialement être un groupe de filles. Ce n’était guère une intention délibérée. Et ça ne me semblait même pas vraiment possible. Mais quand Jehn est arrivée avec les paroles et qu’on a dû trouver un batteur, on a cherché une certaine forme d’énergie. Et l’énergie de quatre filles convenait tout particulièrement aux textes. » Des textes qui d’habitude sont plutôt l’apanage des hommes. Des sujets assez violents. « Personnellement, j’aime quand des mecs interprètent des morceaux sixties qui avaient été écrits ou chantés par des femmes. Ça crée un contraste. Vous savez, on a chopé des instruments. On a appris à en jouer. On ne s’est pas assises en se disant: je suis une fille peut-être que je devrais faire ça autrement. Mais il y a de toute évidence une intéressante tension qu’on peut créer grâce à la perception, aux attentes qu’ont les gens de ce qu’on devrait faire et dire parce qu’on est une femme.  »

Il y a du post-punk, du Siouxsie, du Birthday Party (« Happy Birthday est la première chanson que j’ai voulu apprendre à la guitare« ), une énergie teigneuse qui rappelle les débuts de The Horrors dans la musique de ces quatre énervées. I Am Here va jusqu’à évoquer l’explosion du Feel Good Hit of The Summer des Queens of the Stone Age.

« On aime aussi Black Sabbath, Led Zeppelin et son interaction entre la guitare et les voix, Einstürzende Neubauten, les Swans, la no wave new-yorkaise, James Chance and The Contorsions ou encore Throbbing Gristle qui était auparavant une troupe d’art performance intitulée COUM Transmissions. Je n’ai jamais séparé mes héros de mes héroïnes. Je pense plus à des personnages féminins qu’à des musiciennes. Notamment à Marchesa Luisa Casati. Une marquise qui fut la muse de nombreuses artistes dans la première moitié du XXe siècle. Elle a beaucoup peint. Elle collectionnait des animaux sauvages. Quelqu’un de très élégant et étrange. Je peux évidemment aussi parler de Patti Smith. Mais je ne m’y suis pas intéressée parce qu’elle était une femme. Il y a beaucoup d’exemples plus intéressants de ce point de vue dans l’Histoire. Les premières poétesses notamment.  »

Thompson et toutes les adolescentes du monde seraient bien en peine de se trouver une idole au féminin dans la caste des guitar heroes. « Il y a 99 % de mecs. C’est la vérité. La faute à quoi? Il y a un bouquin, Une Chambre à soi, de Virginia Woolf qui parle des premières femmes auteures. De la nécessité qu’elles avaient d’écrire. Elle imagine notamment une métaphore autour de la soeur de Shakespeare et se demande si elle aurait pu partir à Londres sans être rattrapée et enfermée chez ses parents pour raccommoder le linge et se suicider à 21 ans. Il n’y avait aucune chance à l’époque qu’elle puisse choisir le même chemin que lui.  »

Woolf y analyse, avec finesse et humour, tous les écarts entre condition masculine et condition féminine qui expliquent la relative absence d’oeuvres et de traces laissées par les femmes dans l’Histoire. Le déni de créativité a été un des premiers arguments des « défenseurs » de l’infériorité féminine et il reste encore aujourd’hui un des refuges de la misogynie. Gemma ne veut pas tendre le poing. « Mais pour être une auteure, avoir cet espace d’écriture, cette chance que des gens te prêtent attention, tu as besoin de certains cadres. Et parce que les femmes n’ont pendant longtemps pas eu cette opportunité, elles ont cherché une autre manière de faire leur trou. J’imagine que c’est un peu la même chose en musique.  »

Thompson et ses Sauvages prêtent beaucoup d’attention à l’intention. A leur manière de jouer d’un instrument. « Nous sommes des autodidactes. Nous avons cherché à jouer comme ça semblait nous coller. Blixa Bargeld de Neubauten ne jouait pas vraiment de la guitare. Il jouait d’une espèce d’animal qui lui permettait de créer ces sons fous. Les Monks, déjà, dans les années 60, trituraient des grattes allongés sur le sol. C’est ça qui m’intéresse. Ce rapport à l’instrument. J’ai toujours essayé de trouver une intéressante manière de jouer. »

Enregistré en trois semaines, entre novembre et décembre 2012, produit par Johnny Hostile, Silence Yourself baigne dans une atmosphère dark et violente. « A partir du moment où nous cherchons dans la profondeur des émotions, la colère est dans nos chansons. Et ne les désertera pas. Elle est toujours utile, je pense. Je trouve d’ailleurs certaines musiques sombres et noires particulièrement euphorisantes.« 

TEXTE JULIEN BROQUET

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