De Greetings From Asbury Park, NJ sorti en 1973 au nouveau Working On A Dre am, les chansons de Bruce Springsteen voyagent dans une Amérique suburbaine et fantasmée, héritière optimiste des Raisins de la colère. Guid e de la géographie springsteenienne.

Texte Philippe Cornet

Bruce Springsteen est l’emblème-même du blue collar devenu une rock star planétaire dont le cheminement épouse les contours flous du rêve américain. Celui-ci, douché de profondes teintes de pessimisme, façonne ses chansons. Au-delà de la collection des lieux vécus, Springsteen réalise un travail poétique et documentaire sur les convulsions qui poursuivent son pays depuis toujours. Digérant la monstruosité de l’Amérique, il en extrait des moments de compassion et d’intimité propres. En cela, la fiction de ses chansons est toujours une digression autobiographique portée par une puissance rock, blindée d’americana. Du folk au gospel. C’est la référence au Jack de Baltimore ( Hungry Heart) et à tous ces endroits US devenus des titres de chansons de Bruce: Atlantic City, Galveston Bay, Reno, Balboa Park ou Darlington County. Springsteen, hobo de l’émotion, c’est Mickey Rourke qui aurait bien tourné, De Niro rock, Harvey Keitel en Good Lieutenant, Obama blanc, une graine d’Amérique qui nous la fait aimer. Malgré tout.

New Jersey, Asbury Park

Le premier album de Bruce, paru aux Etats-Unis le 5 janvier 1973, s’appelle Greetings From Asbury Park, NJ. Son titre comme sa couverture – une réplique de carte postale – situent d’emblée la géographie personnelle de Springsteen. La station balnéaire d’Asbury Park, New Jersey, est l’échappatoire désuète de ses premières vacances et le témoin d’une Amérique disparue. Celle d’avant la Grande Dépression, dont les flamboyances décrépies squattent encore le bord de mer. C’est là aussi que bouillonne à la fin des sixties une scène rock indépendante: Springsteen la fréquente avec son groupe Steel Mill. Vu d’Asbury Park, il est clair que le petit Etat industriel du New Jersey (deux tiers de la Belgique) est à jamais l’appendice obligé de New York. Il observe sa voisine, Manhattan la mirifique, bluffé par ce vortex suprême du rêve américain. Springsteen sera longtemps dans cette position d’attente, proche du miracle sans pouvoir le consommer. Il est né en 1949 à Long Branch, à quatre-vingts kilomètres au sud de Manhattan, et passe sa jeunesse pas loin de là, à Freehold, cité inodore de 30 000 habitants. Bien après son intronisation de méga-star, le New Jersey demeure sa base sentimentale, son arrière-cour émotionnelle. Asbury Park est toujours son symbole familial, comme il est le nerf de 4th Of July, Asbury Park paru sur le second album. Springsteen milite pour la réhabilitation de l’endroit, y multiplie les charity concerts et y installe régulièrement ses répétitions d’avant-tournée. Au Stone Pony ou au Paramount Theatre. My City Of Ruins, sur l’album The Rising en 2002, a été écrite dans cet esprit-là: vouloir sortir Asbury Park, comme tous les lieux en perdition de l’Amérique, d’une léthargie fatale:  » There’s a blood red circle/ On the cold dark ground/And the rain is falling down/The church doors blown open/I can hear the organ’s song/But the congregation’s gone.  » Springsteen joue le morceau au concert de l’après 11 septembre 2001 en l’honneur des victimes new-yorkaises: dans son refrain  » Rise up!/Come on rise up!/Rise up« , il y a aussi le refus absolu de la défaite, un truc qui le caractérise. En 2003, accompagné de l’E Street Band, il arrache un record en remplissant à dix reprises les 78 741 places du Giants Stadium, New Jersey. Springsteen vit aujourd’hui en famille à Rumson, à une vingtaine de kilomètres au nord d’Asbury Park, près de l’océan.

Boston, HarvardHHHHSquare TheaterHHHHH

Le 22 mai 1974, dans le magazine The Real Paper, le critique Jon Landau écrit un article dithyrambique après avoir assisté à un concert au Harvard Square Theater de Boston:  » J’ai vu le futur du rock’n’roll et son nom est Bruce Springsteen. Par une nuit où j’avais besoin de me sentir jeune, il m’a donné l’impression d’entendre la musique pour la toute première fois. » Landau abandonne son job de journaliste et devient manager/producteur de Springsteen. Il participe à la réalisation de l’épique Born To Run qui sort en août 1975. Ce troisième album – quatorze mois de studio et un budget plantureux – met définitivement Springsteen sur les rails de la gloire.

Dans l’épique Jungleland (1975), orné du plus magistral solo de sax de l’histoire du rock, Bruce chante:  » The Rangers had a homecoming/In Harlem late last night/And the Magic Rat drove his sleek machine/Over The Jersey State Line. » Une histoire d’amour sur fond de rivalité de gangs. Springsteen n’a pas oublié ses échappées d’ado sauvage vers New York dont le mythe vorace des sixties – Dylan est même revenu au Village – construit son imaginaire et son futur répertoire. Celui-ci est calé au milieu d’une véritable hémorragie de bitume: Incident On 57th Street, Tenth Avenue Freeze Out, Does This Bus Stop At 82nd Street?. NY devient la flèche musicale plantée dans son c£ur rock: c’est au mythique Record Plant qu’il enregistre Born To Run, l’album qui bouleverse son destin, c’est au Bottom Line qu’à l’été 1975, il donne dix performances définissant son génie scénique. La radio WNEW-FM diffuse le show, Springsteen devient une étoile.

VietnamHHHHHHHHH

Dans l’impressionnante intro de The River enregistré live en 1985 à Los Angeles , Springsteen raconte de façon éminemment cinématographique comment, en 1968, il se présente à la conscription (obligatoire), en pleine guerre du Vietnam. Il n’a pas encore dix-neuf ans et rate l’enrôlement . Quand il l’annonce à son père -un mec qui pense a priori que l’armée fera de son fils un homme -, ce dernier dit simplement:  » C’est bien. » On imagine d’emblée la scène, comme du Martin Scorsese sobre. Pour la génération de Springsteen, qui voit ses copains aller se faire tuer dans une guerre inqualifiable, le Vietnam est le compagnon des mauvais jours, la gueule de bois d’une décennie. Dans Born In The USA – prise à tort pour un épanchement patriotique – il chante  » Had a brother at Khe Sanh (1) fighting off the Viet Cong/They’re still there he’s all gone/He had a woman he loved in Saigon/I got a picture of him in her arms now. «  Springsteen a compris que dans la guerre, il n’y a, bien sûr, que des défaites.

NebraskaHHHHHHHH

Springsteen, en dépression, écrit l’album Nebraska, qui sort en septembre 1982. La plage titulaire est inspirée de l’histoire vraie de Charles Starkweather, responsable de onze meurtres au Nebraska et au Wyoming fin 1957 début 1958. Histoire fameuse reprise d’ailleurs dans le film Badlands de Terence Mallick. Sur le disque dont la pochette illustre une route sans fin, l’humeur morbide de Nebraska jouxte d’autres titres tout aussi noirs, Highway Patrolman ou State Trooper. Rejetant la version qu’il boucle en studio avec son E Street Band, Springsteen sort telles quelles les démos enregistrées en solo sur un simple 4 pistes. Hormis quelques marques de guitare électrique, l’album ressemble à du Woody Guthrie sous Xanax: harmonica, six cordes mélancolique, orgue, mandoline. Et la voix de Springsteen – fantomatique, insulaire – n’a jamais entrepris de balade aussi spleen dans une Amérique aussi décharnée. Crimes, solitude, désespoir: Springsteen renvoie au reaganisme en place un miroir de coup de blues assumé.

The Streets Of Philadelphia, chanson-phare du film Philadelphia de Jonathan Demme, est l’un des tubes majeurs de 1994. L’histoire d’un avocat gay viré de son poste pour cause de sida apparent est illustrée par ce morceau compassionnel de Springsteen. Le clip, vu par près de cinq millions de personnes sur YouTube, marque les esprits. Bruce y est filmé en longs travellings dans les quartiers populaires et parfois décharnés de la ville. Sur son passage, les habitants sourient et signent d’un geste amical l’affection qu’ils portent au chanteur. Comprenant d’instinct qu’il n’a jamais rompu le pacte social avec eux.

Beverly HillsHHHHHH

Comme tout citoyen américain, Springsteen est un migrant potentiel, un voyageur qui cherche l’ouest: le New Jerseyiste hardcore déménage en Californie en 1990, avec Patti Scialfa, mère de ses trois (futurs) enfants nés entre 1990 et 1994. Une villa de 14 millions de dollars à Beverly Hills fait l’affaire. Les deux moins bons albums de Springsteen sortent de cette période d’exil ensoleillé, Human Touch et Lucky Town. Mais Los Angeles est aussi propice à la connexion hollywoodienne. Des masses de films incorporent le répertoire springsteenien dans leurs B.O., quatre-vingts huit selon le site ciné IMDb. Pour certains, la filiation est plus viscérale. The Indian Runner de Sean Penn (1991) est directement inspiré de la chanson Highway Patrolman, issue de Nebraska. Et puis, Bruce rend la politesse au cinéma en écrivant l’album The Ghost Of Tom Joad (1995), dont la trame évoque Les raisins de la colère de John Ford, film de 1940 racontant la Grande Dépression. La Californie n’ayant pas complètement endormi sa conscience, Springsteen n’a qu’un choix: repartir vers l’est. Ce qu’il fait en 1997.

ObamalandHHHHHHH

Working On A Dream qui sort ce 26 janvier chez Sony-BMG est le seizième album studio de Bruce. La plage titulaire a pour la première fois été jouée en public le 2 novembre 2008 à un meeting de soutien du candidat Barack Obama. Pour autant qu’on puisse en juger à l’écoute de ce titre et d’autres sur le Net avant la sortie officielle – My Lucky Day et The Wrestler – Springsteen fonctionne à l’unisson d’Obama. Militant pour le retour d’une Amérique digne et juste, bouffant du tempo optimiste et emballé dans le meilleur des rock’n’roll apte à gommer les années Bush. Il y a du boulot. Review complète la semaine prochaine.

(1) Pendant l’offensive du Têt début 1968, Khe Sanh devient le lieu d’une des plus féroces batailles de la guerre du Vietnam entre l’armée américaine et les troupes du Viet Cong.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content