MARJANE SATRAPI SIGNE SON PREMIER FILM AMÉRICAIN AVEC THE VOICES, UNE COMÉDIE SCHIZOPHRÈNE PASSABLEMENT ALLUMÉERYAN REYNOLDS JOUE LES SERIAL KILLERS À L’INSU DE SON PLEIN GRÉ, TOUT EN DIALOGUANT AVEC SON CHAT.

Des films comme The Voices, on n’a guère l’occasion d’en voir. Marjane Satrapi y met en scène un employé d’une usine de baignoires dans l’Amérique profonde, jeune homme un brin frappé vivant au-dessus d’un bowling désaffecté en compagnie de son chien et de son chat, avec lesquels il a des conversations soutenues. Un individu que des circonstances malheureuses vont transformer en serial killer malgré lui, point de départ schizophrène d’une comédie bien barrée, désamorçant ses éléments gores à grand renfort d’excentricité(s).

Soit la matière dont l’on fait les ovnis cinématographiques, et une manière aussi de se relancer pour la réalisatrice de Persepolis que son précédent opus, La Bande des Jotas, avait laissée dans une impasse créative. Un ratage aujourd’hui oublié à la faveur d’une production américaine -une première, tout comme le fait que la cinéaste n’ait pas été directement impliquée dans l’écriture du scénario. « Je sais en écrire, je l’ai fait, mais mon monde n’est jamais que mon monde, limité par ma propre personne, observe Marjane Satrapi dans un salon de Bozar, à quelques heures de l’avant-première de son film. On m’avait déjà envoyé beaucoup de scénarios avant celui de The Voices, même celui de Maleficent, avec Angelina Jolie. Mais c’est le genre de films -avec les forces du mal, des dragons et tout ça- que je ne vais jamais regarder. Je ne peux pas consacrer deux ans de ma vie à quelque chose que je n’aime pas, il faut que je sois convaincue. J’ai été ravie quand ce scénario est arrivé parce qu’il ne ressemblait à rien d’autre, il ne me faisait penser à aucun film, je n’avais pas d’équivalence. Et j’ai pu retravailler le script, jusqu’à me l’approprier complètement… »

Un film transgenre

Dès Persepolis, qui réinventait brillamment le cinéma d’animation, Marjane Satrapi s’est employée à torpiller les schémas narratifs traditionnels. The Voices ne déroge pas à la règle, naviguant (à vue à l’occasion) entre comédie, sitcom, drame psychologique, horreur et même parenthèse bollywoodienne, en un patchwork résolument « transgenre », suivant son expression. « J’ai une vision du monde, il y a une esthétique et des couleurs qui me plaisent, et j’ai ma façon de faire. D’une histoire à l’autre, elle peut évoluer, mais il y a effectivement un élément commun que l’on retrouve de film en film. Comme je n’ai pas fait d’école de cinéma, j’invente mes propres codes, cela valait déjà quand je faisais de la bande dessinée. Tout le monde sortait d’une école, ou avait lu des milliers de BD. Moi, avant Persepolis, j’en avais lu deux à tout casser. Et je me suis dit: « Je peux raconter des histoires en images? Je vais le faire. » Mais je n’ai pas les codes, ni de manière de procéder: tout ce qui m’intéresse, c’est de trouver la meilleure façon de montrer quelque chose ou de raconter une histoire. Je fais confiance à ma vue, à mon instinct, à mes sensations, et cela fait le lien entre mes films. »

Cette liberté est aussi un privilège, à voir comment The Voices se joue avec bonheur des attentes comme de la dictature du bon goût, pour s’inventer son univers propre. Même si un Ryan Reynolds y tient le premier rôle, on est bien loin du formatage prévalant souvent dans un cinéma américain auquel la cinéaste se frottait pour la première fois. « La grande différence, c’est qu’en Europe, on a le final cut, cela va de soi, et aux Etats-Unis, non. Mais à la fin, j’ai réalisé le film que je voulais, et si j’avais eu le final cut, j’aurais sans doute fait le même. Enfin, peut-être pas, parce qu’avec les Américains, il faut justifier chaque décision. On doit donc se donner la peine de trouver le bon raisonnement. Et parfois, cela permet d’aller plus loin, et de comprendre qu’on était dans l’erreur. Les Américains ont aussi une approche quasi scientifique du cinéma, il y a des règles de base qui donnent une tenue à l’ensemble. Après, si on ne s’appuie que sur ces règles, on tourne des films qui se ressemblent tous. Le mieux est donc de mélanger votre instinct artistique avec des choses dont il est avéré qu’elles marchent. » Processus qui n’a pas toujours été sans mal –« il a parfois fallu se battre, mais si je n’adore pas la confrontation, je n’en ai pas peur non plus », assure-t-elle, et on la croit sur parole-, mais dont elle n’a eu, au bout du compte, qu’à se féliciter. Parmi d’autres qualités, The Voices se révèle d’ailleurs l’expression, fort parlante forcément, d’une vision toute personnelle…

ENTRETIEN Jean-François Pluijgers

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