Une lueur d’espoir

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Dans un roman épistolaire fulgurant, Virginie Despentes parie sur la bienveillance pour contrer la clash culture des réseaux sociaux.

Cher connard

Avec sa trilogie Vernon Subutex (2015-2017), Virginie Despentes (lire son interview dans Le Vif) a prouvé qu’on peut encore écrire un grand roman social au XXIe siècle. À travers la chute de Vernon, de disquaire flamboyant dans les années 80 à SDF prophète de nos jours, l’autrice sulfureuse de Baise-moi décrivait comment l’Occident a bradé ses idéaux contre un paquet d’actions et la promesse d’un confort standardisé. Avec Cher connard, qui est incontestablement l’événement de cette rentrée, elle dépoussière un autre genre littéraire: le roman épistolaire. Mais sans céder d’un pouce sur ce qui fait le piment de ses livres: une colère à fleur de peau, une profonde aversion pour l’injustice, une indignation volcanique, un attrait pour la marge, un style tranchant et cash.

Qui est donc ce Cher connard? Il s’appelle Oscar. Il est écrivain, petite cinquantaine. Pas le galérien des fonds de classement, non, plutôt un abonné aux best-sellers, avec le train de vie qui va avec. D’origine modeste, il est ce qu’Édouard Louis appellerait un transfuge de classe. Un gagnant de la modernité. Comme l’est aussi Rebecca Latté, avec laquelle il se lance dans un échange de mails électrique suite à un post minable visant le physique vieillissant de cette star planétaire de cinéma. Elle est l’incarnation du féminisme à l’ancienne, à qui jusqu’ici rien n’a résisté. Les hommes, elle ne les craint pas, elle les domine. Cela dit, quand elle tombe sur un beauf, et Oscar est un beau spécimen du genre, elle ne le rate pas. “J’ai lu ce que tu as publié sur ton compte Insta. Tu es comme un pigeon qui m’aurait chié sur l’épaule en passant.”

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Autocritique

La discussion est d’abord âpre, tendue, les punchlines assassines fusent. Très vite pourtant, l’échange d’amabilités glisse sur un terrain plus politique. C’est l’un des atouts de cette forme narrative chère aux moralistes du XVIIIe, commentaires et fiction y font bon ménage. Dans le viseur: l’emprise des écrans -“Il paraît que les intelligences les plus sophistiquées travaillent avec acharnement pour comprendre comment te faire rester le plus longtemps possible”- ou encore la course aux likes -“Je viens des années 80 (…) C’était la logique inverse des réseaux sociaux: plus c’était minoritaire, plus ça semblait important.

Aussi, quand Oscar se prend en pleine poire une dénonciation de harcèlement par une influenceuse, Zoé Katana, militante féministe radicale, plutôt que de l’enfoncer, Rebecca lui tend la main. Elle ne le ménage pas mais l’invite à se remettre en question, à interroger le modèle masculiniste qui l’a poussé dans le dos. Lentement mais sûrement, au fil des confessions, des souvenirs communs de Nancy et du récit (un peu trop envahissant parfois) de leurs tentatives pour se défaire de leurs addictions, la bienveillance sinon l’amitié fait son nid. Ouvrant la voie à une forme de thérapie pour elle (pour digérer la vieillesse, pour surmonter l’ennui et le manque de désir), à une prise de conscience de ses torts pour lui.

Chronique acide d’un monde qui part en vrille, cette correspondance aigre-douce cerne avec une lucidité crue les enjeux mortifères de l’époque digitale. Mais refuse le nihilisme au profit d’une sollicitude réparatrice. On signe où?

De Virginie Despentes, éditions Grasset, 352 pages.

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