DANS SON PREMIER ROMAN, LA TALENTUEUSE TAIYE SELASI AUTOPSIE LE CORPS DÉMEMBRÉ D’UNE FAMILLE COSMOPOLITE FRAPPÉE EN PLEIN VOL. PUISSANT ET ENIVRANT.

Le Ravissement des innocents

DE TAIYE SELASI, ÉDITIONS GALLIMARD, TRADUIT DE L’ANGLAIS (GRANDE-BRETAGNE) PAR SYLVIE SCHNEITER, 384 PAGES.

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Une nouvelle voix de la littérature-monde est née dans le couffin de la rentrée littéraire. Physique olympien de princesse africaine indomptable, Taiye Selasi a puisé dans le creuset d’une vie à géographie variable (de père ghanéen et de mère nigériane, elle est née à Londres, a grandi à Boston et vit à Rome…) la sève brûlante d’un premier roman cosmopolite qui remue la tourbe de nos identités volatiles.

Le Ravissement des innocents (référence à cette faculté des jeunes Africains de s’accommoder de la misère avec le sourire qui peut passer pour un manque de lucidité mais constitue en réalité un stratagème conscient pour se moquer de leur sort) s’ouvre sur le décès par infarctus de Kweku Sai, un dimanche matin dans sa belle maison d’Accra au Ghana. Non sans au préalable, dans le temps dilaté de la chute, avoir pris soin de rembobiner le film d’une saga familiale brisée net sur le rocher de l’injustice.

Jeune élève brillant, Kweku a abandonné son pays natal et sa mère pour aller faire des études de médecine aux Etats-Unis. Avec succès. Chirurgien réputé, il s’est installé à Boston avec femme (la belle Nigériane Folásadé) et enfants. Quatre au total: Olu l’aîné qui marche dans ses traces; Taiwo et Kehinde, les jumeaux magnifiques; et Sadie, la benjamine, rescapée d’une naissance précoce. A force de ténacité et de sacrifices, la petite tribu n’est pas loin de décrocher la timbale de famille américaine modèle. Jusqu’au jour où le docteur Sai se voit contraint d’opérer la femme moribonde d’un généreux donateur de l’hôpital. La patiente décède. Sur fond de racisme, les puissants Cabot exigent la tête de Kweku, qui sera licencié. Pour cet homme qui a basé son existence sur la réussite, impossible de dire la vérité à ses proches. La honte se mêle à un sentiment d’échec cuisant. Il entretiendra d’ailleurs l’illusion de la normale pendant des mois. Et finira par abandonner sa famille sans explication, la condamnant à l’implosion… « Les Sai sont cinq personnes dispersées, sans centre de gravité, sans liens (…); ils n’ont ni racines, ni grands-parents vivants, ni passé, une ligne horizontale -ils ont flotté, se sont séparés, égarés, une dérive apparente ou intérieure, à peine conscients de la sécession de l’un d’entre eux. »

Taiye sur mesure

A tour de rôle, les Sai prennent la parole, livrent chacun leur version des faits, dévoilent leurs cicatrices, entre rancunes et affection intacte pour ce père qui bravait la mort tous les jours mais dont le scalpel n’a pu venir à bout de la gangrène incurable des préjugés et de l’humiliation. Même si le plat romanesque est épicé des saveurs du monde, chacun se reconnaîtra dans ce puzzle familial dépareillé. Seule consolation: cette mort permettra de vider l’abcès, et aux enfants et à la mère de renouer les fils distendus. Comme si en se libérant du poids de l’existence, ce coeur brisé (au sens strict) libérait aussi les siens du sortilège.

Promptement comparée à Toni Morrison, Taiye Selasi presse le fruit amer de l’humanité. D’une prose tumultueuse et métissée écumante de lyrisme dont le cours zigzague entre le visible et l’invisible, cette griotte « afropolitaine » comme elle aime se définir capte les vibrations de l’âme, même les plus infimes. Pas d’autre issue que de s’abandonner à ce fleuve impétueux de mots et de sensations réoxygénant le célèbre vers de Lamartine: « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. »

LAURENT RAPHAËL

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