Une comédie humaine et policière

En 53 romans et trois nouvelles, Ed McBain a été l'un des meilleurs chroniqueurs des mutations américaines. © Ulf Andersen

Les chroniques du 87e District et ses 53 romans ressortent enfin dans une intégrale commentée. Soit un demi-siècle d’un « police procedural » qui aura façonné le polar américain.

 » On ne voit, du fleuve qui borde la ville au nord, qu’un prodigieux panorama. On ne peut le contempler qu’avec une espèce d’appréhension, mais on a parfois le souffle coupé par la majesté du spectacle. (…) Les immeubles forment le décor. Derrière les immeubles, derrière les lumières, il y a les rues. Dans les rues, il y a des ordures. » En écrivant, en 1956, les premières lignes de Cop Hater ( Du balai !, en français) et la première description d’Isola, Ed McBain, de son vrai nom Salvatore Lombino, né à New York 30 ans plus tôt, ne se doutait évidemment pas qu’il allait en prendre pour 50 ans avec le commissariat du 87e District, et changer la face du monde du polar américain. Ce n’était après tout qu’un travail de commande en plus, venu de modestes pockets books en manque de série policière depuis la fin du serial Perry Mason. Commande que ce stakhanoviste de McBain se fit un devoir d’accepter, lui qui touchait déjà à tous les genres (pulp, western, SF, policier) en changeant de nom selon les éditeurs -Evan Hunter et Ed McBain restent ses plus fameux noms de plume, mais Lombino signa aussi Curt Cannon, Richard Marsten, John Abbott, Hunt Collins, Ezra Hannon… Sauf que. Dès l’écriture de ses trois premiers récits qui auraient pu en rester là (successivement Du balai!, Le Sonneur et Le Fourgue), Ed McBain additionna les bonnes idées qui allaient non seulement plaire à un large public, lui ouvrant la porte des hard covers mais aussi révolutionner le roman dit de procédure policière, proche des réalités de terrain et d’enquêtes: traiter le commissariat du 87e District et ses membres comme un véritable héros collectif; intégrer aux récits et intrigues la vie privée et familiale de la plupart de ses flics; placer le tout dans une ville fictive, Isola, ressemblant furieusement à New York, mais sans l’être,  » pour ne pas être lié de manière trop étroite à une topographie précise, et aussi ne pas devoir suivre à la lettre les règlements de police existants« , nous a expliqué Jacques Baudou, critique et spécialiste de la littérature policière et américaine, qui signe plusieurs préfaces de cette nouvelle intégrale, ainsi qu’un énorme dictionnaire des personnages.  » Le succès lui a ensuite permis d’avoir plus de latitude pour approfondir ses intrigues et ses personnages, et sa longévité lui a offert un regard plus sociétal sur l’ensemble: dans les romans du 87e District, on voit défiler 50 ans d’évolution et de changements dans la société américaine. Ed McBain a été le meilleur chroniqueur de cette mutation. »

Une comédie humaine et policière

Témoin de son temps

Derrière les enquêtes et les vies compliquées des inspecteurs Carella, Meyer ou Hawes, de l’agent Kling ou du lieutenant Byrnes, se déploient en effet, en arrière-plan, la guerre du Viêtnam, la montée de la violence et des gangs, le règne de la drogue, de l’ultra-capitalisme et tous les changements de mentalité qui ont secoué l’Amérique de 1956 jusqu’à la mort de McBain en 2005, réussissant le pari de ne jamais trop faire vieillir les membres de son commissariat tout en collant à l’air du temps. Le tout avec un style que ses successeurs feraient bien de lui envier: rythme rapide et nerveux, dialogues brillants, ironie permanente, au service d’intrigues dont la construction modulaire de plus en plus complexe et riche avec les années et les volumes ont fait de McBain un virtuose et un maître.  » Deux auteurs ont vraiment façonné la littérature policière américaine de l’après-guerre, confirme Jacques Baudou, Ed McBain et Donald Westlake. Tous ceux qui ont suivi leur doivent quelque chose. » Dans le cas de McBain, pas de doute: son écriture très visuelle et dialoguée, accro au réalisme des flics des villes, a percolé partout, jusqu’aux séries télévisées qui l’ont beaucoup pompé sans toujours l’assumer, de Hill Street Blues à The Wire:  » Ce principe du commissariat comme héros collectif, sa grande trouvaille, s’est aujourd’hui généralisé, mais très peu atteignent sa perfection et sa profondeur. » Une profondeur qui était aussi la signature de McBain, et dont il ne s’est jamais départi, que du contraire, dans les 53 romans et 3 nouvelles qu’il a consacrés au 87e District et à sa jungle urbaine.  » Pourtant, la dernière fois que je l’ai vu, peu de temps avant sa mort, McBain se posait beaucoup de questions sur la série et le principe même du genre policier, explique encore Jacques Baudou. Lui qui s’est fait remarquer pour l’aspect sociétal de sa série policière, m’a alors dit: « Je ne suis pas certain que le roman policier soit l’endroit idéal pour explorer les problèmes sociaux ». Il y voyait un genre plein de contraintes, avec des lecteurs qui ne voulaient pas entendre parler de quart-monde… Je crains qu’il soit mort avec cette idée, évidemment contredite par son immense succès. »

Heureux donc sont ceux qui n’ont jamais eu l’occasion de pénétrer dans le commissariat du 87e District: regroupés en neuf volumes désormais tous édités par Omnibus (et dont les couvertures forment, ensemble, trois magnifiques dessins de Marc Taraskoff incarnant Isola), dans une maquette semblable à l’intégrale du Maigret de Simenon, les romans de McBain promettent des heures et des heures de lecture et d’évasion qui n’ont pas pris une ride. On a presque envie d’écrire que le confinement tombe à point pour ceux qui se l’offriront.

87e District, d’Ed McBain, nouvelle édition intégrale en neuf tomes, éditions Omnibus/Presses de la Cité, traduit de l’anglais (États-Unis).

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