NEW-YORKAIS INSTALLÉ EN FRANCE, JAKE LAMAR IMAGINE DANS POSTÉRITÉ LE PARCOURS TROUBLE D’UNE PEINTRE EXPRESSIONNISTE, SORTE D’HOMOLOGUE FÉMININ DE WILLEM DE KOONING, ENTRE ENQUÊTE ET PARODIE BIOGRAPHIQUE.

« En France, quand je rencontre quelqu’un à qui je dis que je suis écrivain, la première question que l’on me pose, c’est: « Qu’est-ce que vous écrivez? » Alors que quand je suis en Amérique, on me demande immédiatement: « Would I Have Heard of You? » -sous-entendu: « Seriez-vous un écrivain connu? Ai-je besoin de savoir qui vous êtes? » C’est édifiant: en France, c’est le métier qu’on tient en estime. Aux Etats-Unis, c’est avant tout l’idée du succès; sinon, pourquoi écrire? » Débarqué, à l’orée de la trentaine, de son Bronx natal à Paris pour ce qui devait être « une année tout au plus« , Jake Lamar n’en est plus reparti. C’était il y a 20 ans, quand ce diplômé de Harvard, un temps journaliste en vue au Time Magazine, réalisait un fantasme couru des lettres américaines, façon Ernest Hemingway ou Henry Miller: investir la Ville-Lumière.

Sa nationalité, Jake Lamar la laisse toutefois le rattraper de temps en temps. Comme lorsque, à l’heure de la première campagne de Barack Obama en 2007, les médias français ont mis au jour certaines coïncidences commodes: Afro-Américain, Jake Lamar a seulement cinq mois de plus qu’Obama, et tous deux ont été promus d’Harvard avant de publier, à respectivement 30 et 34 ans, un récit autobiographique hanté par la figure du père. « Nous avons des amis en commun, mais je ne l’ai jamais rencontré. Bon, mais je me dis qu’après la Présidence, il aura davantage le temps de chercher à entrer en contact avec ses collègues écrivains (rires). » L’improbable entrecroisement biographique a donc mis l’écrivain sous le feu des projecteurs, sollicité pour décrypter l’événement -un exercice auquel il s’est plié de bonne grâce, y soulignant une spécificité française. « Ici, les écrivains sont très sollicités pour parler d’autre chose que de l’écriture. Ce qui n’est plus le cas aux Etats-Unis, où la littérature est de plus en plus marginalisée. Les auteurs y sont considérés comme ne vivant pas dans le monde réel, et on s’intéresse bien peu à leur avis. En France, il y a cette tradition, ce respect pour les arts, c’est très ancré. »

Citizen Kane

Si les romans de Jake Lamar, devenu professeur de Creative Writing à Paris, étaient jusqu’ici estampillés Noir ou Thriller -des romans dont les intrigues, reflet de l’histoire d’une vie, emmenaient de l’administration américaine (Nous avions un rêve) aux arrondissements de Paris (Rendez-vous dans le 18e)-, l’homme change de registre avec Postérité. Sans abandonner certains réflexes. Universitaire décidé à écrire la biographie de Femke Versloot, peintre hollandaise fictive à la rencontre entre Jackson Pollock et Janet Sobel, son protagoniste Toby White y recourt à une véritable investigation. Un peu à la manière du journaliste Thompson dans Citizen Kane (une référence revendiquée par Lamar), White y dresse le portrait de l’artiste en éclairages fragmentés, par témoignages contradictoires croisés (famille, amants, voisins, confrères) venus entretenir ou mettre en cause le mythe, aux prises avec les tourmentes de la Seconde Guerre mondiale. « Choisir de suivre une peintre m’a permis d’approcher une forme d’expression que j’envie en tant qu’écrivain, précisément parce qu’elle est libérée du langage. Puisqu’ils ne passent pas par les mots, les peintres résistent par définition davantage à l’interprétation que les écrivains, qui sont plus ouverts, ou plus habitués, à l’idée qu’on analyse leur travail. Décrire des toiles abstraites, a fortiori qui n’existaient pas, fut la vraie gageure de ce livre. » L’autre défi posé: faire revivre l’Expressionnisme abstrait de l’intérieur, de Rotterdam à New York en passant par Sausalito, en convoquant ses grands représentants -Pollock, De Kooning, ou Joan Mitchell. « C’est la dernière génération d’artistes à considérer la création comme un acte existentiel et même héroïque. Une question de vie ou de mort -quelque chose de l’ordre d’une Quête. Puis quelqu’un comme Andy Warhol est venu totalement démolir cette idée. Même si ça semble très grandiloquent aujourd’hui, je reste convaincu que pour être artiste, écrivain, il faut avoir cette pulsion vitale.  »

Dans Postérité, Toby White s’attache à réhabiliter une artiste qui manqua de reconnaissance critique, donc de visibilité. Un cauchemar personnel? « Vous savez, la reconnaissance, c’est comme l’argent: il faut décider du minimum dont a besoin pour vivre (sourire). Quand j’ai quitté Time Magazine, je savais que je me destinais à une vie précaire. Mais j’avais pris conscience de quelque chose de fondamental: je n’avais besoin ni de sécurité, ni d’être riche. »Fait tout de même inquiétant: publié en septembre en France, Postérité n’a toujours pas trouvé d’éditeur aux Etats-Unis. Et le cas Lamar est loin d’être isolé. « Le monde de l’édition est en pleine crise là-bas. J’ai pas mal d’amis américains qui ont publié quatre ou cinq livres et qui, soudain, ne trouvent plus d’éditeur pour leur sixième. Les éditeurs ne veulent plus signer que des premiers romans ou des best-sellers. Prenez même un Jim Fergus, qui a vendu quelque chose comme 800 000 exemplaires de Mille Femmes Blanches aux Etats-Unis -un chiffre énorme: eh bien, il ne parvient pas à publier son dernier livre (Chrysis, histoire romancée de Chrysis Jungbluth, peintre française de l’école de Braque, ayant gravité dans le Montparnasse des années folles, est paru en français au Cherche-Midi, ndlr). C’est donc peut-être, au-delà des chiffres, le signe plus profond d’une résistance anti-intellectualisme: les Etats-Unis sont-ils prêts à publier un roman sur une femme peintre aujourd’hui? »

POSTÉRITÉ DE JAKE LAMAR, ÉDITIONS RIVAGES, TRADUIT DE L’ANGLAIS (USA) PAR FRANÇOISE BOUILLOT, 336 PAGES.

RENCONTRE Ysaline Parisis, À Paris

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