Le 61e Festival de Cannes a traduit l’anxiété qu’inspire l’état du monde aux cinéastes. Si l’époque inquiète, certains, à l’instar de Laurent Cantet dans Entre les murs, belle Palme d’or, ont pris option sur ses lendemains.

Ouvrant le 61e Festival de Cannes, Sean Penn, le président du jury, avait exprimé son espoir de voir des films à l’écoute du monde. La sélection de Thierry Frémeaux a largement répondu à son attente, une grande majorité des £uvres présentées s’étant attachées à prendre le pouls de l’époque. Sans surprise dès lors, la tonalité d’ensemble de la manifestation tend à la noirceur tant, il est vrai, le cours actuel des choses n’incite guère aux frivolités. S’il fallait, dès lors, arrêter la tendance majeure du cinéma tel qu’on a pu l’apprécier pendant douze jours sur la Croisette, on opterait sans hésiter pour l’anxiété.

ANGOISSE SUR PELLICULE

Du Blindness de Fernando Mereilles, avec son épidémie de cécité s’abattant sur une ville anonyme, au Gomorra de Matteo Garrone, montrant l’expansion des activités de la Camorra à l’heure de la mondialisation, l’angoisse envahit la pellicule. Elle est encore au c£ur de La Femme sans tête, de Lucrecia Martel, traitant de la désorientation – perspective intime comme celles levées par des drames existentiels tels Synecdoche, New York de Charlie Kaufman, ou The Palermo Shooting de Wim Wenders. A quoi l’on pourra ajouter le nombre impressionnant de films s’attachant à l’état du monde tel qu’il ne va pas, du Silence de Lorna des frères Dardenne, drame de l’immigration, à Adoration d’Atom Egoyan, puzzle mêlant terrorisme, poussée des religions et explosion de la communication; de 24 City de Jia Zhang Ke, observant avec une pointe de mélancolie le basculement de la Chine à l’ère du libéralisme conquérant, à Waltz with Bashir d’Ari Folman, dénonçant l’absurdité de la guerre.

Ce dernier revisite le passé, remontant plus particulièrement aux massacres de Sabra et Chatila, en 1982. D’autres films inscrivent leur réflexion sur l’état du monde dans une même perspective historique. On pense, bien évidemment, au Che, fresque monumentale que consacre Steven Soderbergh au combattant mythique de toutes les révolutions. Ou à Il Divo de Paolo Sorrentino, satire brossant un portrait féroce de Giulio Andreotti, figure centrale de la politique italienne de la fin du 20e siècle. A quoi l’on ajoutera The Exchange de Clint Eastwood qui, dénonçant la corruption gangrénant le pouvoir dans le Los Angeles des années 20, vise implicitement les dérives à l’£uvre dans son exercice, quelles que soient l’époque ou les latitudes.

ENTRE QUATRE MURS?

Pendant de cette inquiétude, le confinement et l’enfermement sont omniprésents. Prisons imposées d’abord: le sanatorium désaffecté où sont placés les contaminés de Blindness, la cellule où échoue l’héroïne de Leonera de Pablo Trapero, la masure où sera exécuté le Che, ou encore le quartier pénitentiaire où mourront Bobby Sands et ses pairs de l’IRA au terme d’une grève de la faim mise en scène dans Hunger de Steve McQueen. A quoi l’on ajoutera le placement en institutions psychiatriques de type carcéral, expédient utilisé dans The Exchange mais encore dans La frontière de l’aube de Philippe Garrel.

Prisons que l’on s’impose, ensuite: la famille de Serbis de Brillante Mendoza, ne quitte pas l’enceinte de son cinéma porno, à l’abri du bouillonnement de la ville qui nous parvient dans un vacarme assourdissant. Le metteur en scène de Synecdoche, New York reconstruit la Grosse Pomme dans un hangar pour y déployer son petit théâtre de l’existence. Quand ce ne sont pas, naturellement, des barrières mentales, comme celles paralysant le protagoniste central de Two Lovers de James Gray, ou les personnages des Trois singes de Nuri Bilge Ceylan.

Quant à Entre les murs de Laurent Cantet, son titre semble à lui seul en limiter l’espace – les murs d’une classe, centre névralgique du film. Impression trompeuse, toutefois: avec cette oeuvre majeure, justement saluée de la Palme d’or, Cantet entend plutôt faire vaciller les murs des préjugés et du prêt à penser, à travers une plongée dans l’univers scolaire, et l’exploration des enjeux y attenant. Résolument en prise sur le réel et en phase avec le monde, ce film ouvre aussi sur ses lendemains, plaçant la transmission et sa difficulté au c£ur de son propos.

UN AIR DE FAMILLE(S)

La transmission, voilà en effet sans nul doute l’une des valeurs-refuge de l’époque. Elle est à l’£uvre dans 24 City, sous la forme d’un apprentissage respecté. Elle se mue en transgression dans le saisissant Elève libre de Joaquim Lafosse. Elle se déploie aussi dans quantité de films se cristallisant autour de la relation parent-enfant, sous diverses formes d’ailleurs, du Silence de Lorna à Leonera; de The Exchange au surprenant My Magic du Singapourien Eric Khoo.

Corollaire quasiment obligé, la famille semble, plus que jamais, la cellule de référence. De Adoration à Aanrijding in Moscou de Christophe Van Rompaey; de Linha de passe de Walter Salles et Daniela Thomas à… Indiana Jones and the Kingdom of the Crystal Skull, de Steven Spielberg; de Two Lovers à My Magic, elle impose leur centre de gravité aux films – parfois en creux d’ailleurs, ou sous ses déclinaisons décomposée et recomposée. En tout état de cause, elle offre aux protagonistes un cadre rassurant – Serbis, Two Lovers -, fut-il fantasmé ( My Magic) ou redessiné – Les trois singes et Un conte de Noël d’Arnaud Desplechin, qui ose une famille réconciliée, seule à même d’enterrer les fantômes du passé.

Ce dernier film offre à ses personnages de se réinventer, comme le laisse également supposer l’étonnant final du Silence de Lorna. C’est là aussi la perspective donnée aux quatre frères de Linha de passe, entre incertitude et espoir, parmi d’autres films s’achevant en mode ouvert. Poussant plus loin cette logique, ils sont même quelques-uns à esquisser, dans un horizon globalement voilé, l’image d’une renaissance. Parmi ceux-là Fernando Mereilles et la communauté de Blindness qui, sous la conduite de Julianne Moore, semble en passe de revivre à la lumière. Ou même Wim Wenders qui, dans The Palermo Shooting, voit son héros ressortir d’un face-à-face avec la mort la promesse d’une vie nouvelle chevillée au corps. On peut toujours rêver, en effet…

TEXTE JEAN-FRANçOIS PLUIJGERS, ENVOYé SPéCIAL à CANNES

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