APRÈS LONDRES, NEW YORK OU SAO PAULO, C’EST TOKYO QUI A SERVI CETTE ANNÉE DE MARMITE ÉLECTRONIQUE AUX ACADÉMICIENS DE LA RED BULL MUSIC ACADEMY. UN TERRAIN DE JEU SUR MESURE, ENTRE BEAT ET BITS.

C’est le genre de paradoxe dont Tokyo semble raffoler. Achevé en 2003, l’immense gratte-ciel ultramoderne de Roppongi Hills accueille plus de 200 boutiques de luxe, restaurants, cafés… Un vrai labyrinthe bling bling dans lequel on se perd facilement, paumé entre les enseignes chics, les grands couturiers et les pâtissiers so frenchy. Au milieu de cet empire de la consommation, se cache pourtant aussi l’un des espaces culturels les plus audacieux de la ville. Il est bien planqué. Pour y accéder, il faut monter au sommet de la tour de 240 m, au 53e étage. La vue sur la ville à 360° y est proprement époustouflante. C’est là que le Musée d’art Mori accueille depuis plus de dix ans les noms les plus ronflants de l’art contemporain: de Bill Viola à Ai Weiwei en passant par une rétro consacrée au fameux Turner Prize.

En ce mois de novembre, c’est au tour de Lee Mingwei d’occuper les galeries. Sous-titrée The Art of Participation, l’exposition fait tout pour titiller et impliquer le public. Exemple dès la première salle. Le visiteur y trouve un grand fourre-tout de vêtements, écharpes, doudous, foulards… Le tout étalé sur une longue table en bois. Un vrai foutoir, relié à une centaine de bobines de toutes les couleurs, accrochées à un immense mur blanc. L’oeuvre a été baptisée The Mending Project -de « to mend » pour raccommoder, repriser mais aussi guérir. Elle n’est pas achevée: comme la plupart des installations proposées par l’artiste taïwanais ancré à New York, The Mending Project a été conçu pour accueillir les contributions du public. Elle est donc appelée à évoluer au fil du temps, jusqu’à la clôture en janvier prochain. D’ici là, chacun peut apporter un bout de vieux chiffon, une chemise usée, un pantalon déclassé.

L’interaction ne s’arrête pas là. A la manière de Sophie Calle ou d’une Marina Abramovic zen, Mingwei propose également un dîner en tête-à-tête (The Dining Project) ou de dormir une nuit au musée en sa compagnie (The Sleeping Project)… Le but est toujours le même: interpeller et inclure le spectateur. « Le jour de l’inauguration, 40 % à peine des oeuvres étaient réalisées », explique ainsi Mingwei, qui compte sur le public pour « réaliser » les 60 % restant. D’ici là, l’artiste dévoile ses influences, renvoyant à John Cage, aux happenings d’Allan Kaprow ou à D.T. Suzuki, grand propagateur de la pensée bouddhiste en Occident…

A ce petit jeu-là, Mingwei aurait pu encore citer le critique français Nicolas Bourriaud. C’est lui qui, à la fin des années 90, a commencé à parler d' »Art relationnel ». Pour faire bref, l’oeuvre ne se focalise plus ici sur un sujet en particulier, mais plutôt sur les liens qu’il entretient. La création y est souvent interactive, participative, forcément 2.0. Le courant reflète bien l’air du temps-celui où le Web étend sa toile, Bourriaud annonçant même la future domination des réseaux sociaux sur Internet, plusieurs années avant l’arrivée de Facebook ou Twitter… C’est la culture du lien (voire de l’hyperlien), de la connexion, du recyclage… Parmi les figures-clés, le DJ y occupe une place privilégiée, insiste d’ailleurs Bourriaud. « Il active l’histoire de la musique en copiant/collant des boucles sonores, mettant en relation des produits enregistrés. »

Cela tombe bien: des « DJ », en ce mois de novembre, il y en a plein à Tokyo, venus du monde entier. On peut les croiser à la Red Bull Music Academy (RBMA). Elle s’est installée pour quatre semaines dans la capitale nipponne. Soit deux sessions de quinze jours, accueillant chacune une trentaine de jeunes musiciens, producteurs, bidouilleurs, DJ… Au programme, des conférences, workshops, concerts, soirées, etc. La première édition avait eu lieu à Berlin, en 1998 (l’année à laquelle a été édité L’Esthétique relationnelle de Bourriaud…). Depuis, l' »école » n’a cessé de bouger, voyageant de New York à Sao Paulo, du Cap à Barcelone.

Cette année, elle a établi pour la première fois son QG en Asie, dans un étroit immeuble blanc planté dans une petite rue du quartier d’Aoyama. L’architecte japonais Kengo Kuma y a dessiné un grand studio, huit plus petits, des bureaux, un auditoire, un salon, une cantine… Le tout a été ensuite « pimpé » par une série d’artistes, qui ont fini de donner à l’endroit son allure cool et cosy. Lors du tour du propriétaire, on tombe par exemple sur une volière. A l’intérieur, un petit serin paresse sur un barreau. La porte de la cage est pourtant ouverte. « Mais vous auriez dû le voir vendredi, explique le guide du jour. Il volait partout dans les couloirs, complètement hystérique. » Quelque chose comme la friday night fever certainement…

Du côté de Shibuya, on n’attend pas la fin de la semaine pour faire la fête. Le quartier le plus électrique de la ville est situé à quelques minutes à peine du QG de l’académie. C’est là que la jeunesse tokyoïte aime parader. En s’y baladant, entre les panneaux lumineux tonitruants façon Time Square, on n’échappe pas au défilé: lolitas mangas, gothiques à mèche, élégantes branchées… Tous viennent faire du shopping, manger, boire, faire la fête, s’émécher, pour finir éventuellement bourré dans un game center et vomir dans un sac en plastique (mais quand même prendre un photomaton avec ses copines de collège).

Bouillonnant, Shibuya ne semble en fait jamais vraiment dormir, agité 7 jours sur 7, 24 heures sur 24. Son épicentre est le fameux carrefour piéton, officieusement le plus grand du monde. A chaque fois que le feu passe au vert, des centaines de personnes se lancent en même temps et se croisent. Une vraie fourmilière. Et un pari: comment arriver de l’autre côté sans percuter quelqu’un?

Sauce ceviche

A sa manière, la RBMA est aussi un beau boxon. Un grand croisement qui brasse pour le coup une trentaine de nationalités différentes. Parmi les « académiciens », des Italiens, une Turque, une Chilienne, un Sud-Africain, un Pakistanais, un Français, un Kazak, un Néo-Zélandais… Un tel assemblage hétéroclite aurait paru inédit il y a dix ans. Aujourd’hui, il paraît complètement banal. La génération Y est dans la place et semble bien avoir définitivement fait sauter les distances. Tous sont évidemment branchés, le laptop à portée de main. La plupart ont leur soundcloud, permettant de se faire une idée de l’éclectisme des goûts et des couleurs, entre electronica expérimentale et songwriting soul plus cadré.

Felipe Salmon, par exemple, est péruvien. Il est aussi passé par la RBMA, mais en 2008. Cette année, à Tokyo, il y retourne en tant qu’artiste, moitié du duo « électropicale » baptisé Dengue Dengue Dengue! Avec son compère Rafael Pereira, il est assis dans le divan de l’auditoire pour un question-réponse de près de deux heures. Un genre de conférence à la coule, à laquelle les participants assistent affalés, souvent en chaussette. Le sujet du jour: la cumbia, cette musique d’origine colombienne, roulement imperturbable qui mis à la sauce « ceviche » prend le nom de chicha. Dans les années 60-70, à Lima, les musiciens du coin lui avaient donné une coloration plus rock. Aujourd’hui, la nouvelle génération à laquelle appartient Dengue Dengue Dengue a remplacé les guitares psyché par des drum machines. Par la bande sont évoqués l’Histoire du pays (les années noires pendant lesquelles le Pérou s’est retrouvé déchiré entre les actions terroristes de la guérilla maoïste du Sentier lumineux et la répression brutale des autorités), mais aussi les influences de la bass music, de la scène électronique anglaise, et le pouvoir du Net, qui a fait sauter les frontières et rendu le terme world music complètement dépassé. « Alors qu’on avait du mal à rassembler 200 personnes à nos soirées à Lima, nos morceaux se retrouvaient écoutés partout dans le monde« , explique Pereira.

Théorie du chaos

One nation under a groove donc. Même si celui-ci ressemble parfois à une joyeuse collision des genres. Un gros foutoir chaotique, où se rencontrent et se mélangent les identités. On en a un exemple pratique et très concret le lendemain soir. Le hall Shinseiki a des airs de vieux cabaret interlope de Shanghai. C’est là que doit prendre forme le projet du jour, intitulé Chaos conductor. Les « académiciens » sont installés au centre du dispositif. Une vingtaine d’entre eux sont en effet rassemblés en rond, au milieu de la salle. Devant chacun, un ordinateur, parfois une boîte à rythme. Dans le rôle du chef d’orchestre, il y a Eye, leader de Boredoms, formation bruitiste culte, héros du fameux « Japanoise ». Cheveux longs et dégaine christique, il pointe un étudiant après l’autre, déclenchant à chaque fois une lente vague sonique de plus en plus assourdissante, ponctuée d’infrabasses terrifiantes. L’exercice tient volontiers de la séance shamanique -à moins qu’il ne vire Vangelis noisy? Lors de la seconde partie, les machines sont remplacées par de « vrais » instruments. Cette fois-ci, c’est Yoshihide Otomo, pointure connue pour son sens de l’impro et de l’expérimentation, qui est appelé à gérer le « chaos ». Il lance les guitares, pointe les batteries, rajoute une flûte, des violons, des percussions… Ludique, le concert vire rapidement au grand foutoir, quand le maître de cérémonie cède sa place à un, deux, trois, puis quatre « académiciens » en même temps. Forcément vain, mais aussi amusant.

Deux jours plus tard, le programme « nocturne » de la RBMA prend encore une autre tournure. La soirée se déroule au Womb, l’un des clubs les plus branchés de Shibuya. Baptisée Cart Diggers, elle se braque sur les jeux vidéo et la culture gaming. Sont notamment présents au générique Chip Tanaka (il a travaillé sur Donkey Kong) ou Oneohtrix Point Never, alias Daniel Lopatin. L’Américain d’origine russe n’est jamais le dernier à dérouiller l’electronica. Sur fond de séquences de Space Invader, Lopatin balance un set bien geek, passant du bouillon sonore inaudible à des plages de synthés seventies avant de finir quasi en jazz fusion électronique. La démarche est audacieuse, à défaut d’être complètement « lisible ».

Juste avant lui, c’est Fatima Al Qadiri qui a sévi derrière les machines, planquée dans une semi-obscurité. La productrice koweitienne est l’une des coqueluches actuelles de l’avant-garde électro, chouchoute des magazines branchés type The Wire. Elle est aussi un bon exemple de la manière dont les cultures électroniques ont percolé un peu partout, servant de plus en plus d’esperanto pour les musiques du monde entier.

La veille, elle était présente au QG de la RBMA pour évoquer son parcours. Complexe en l’occurrence. Née au Sénégal en 81, elle a grandi au Koweït avant de partir étudier aux Etats-Unis, et de s’installer enfin à New York. Elle a neuf ans quand Saddam Hussein lance son attaque sur l’Emirat. Ses parents sont dans la résistance, mais Fatima Al Qadiri s’en rend alors à peine compte. « La guerre a éclaté au mois d’août. Du coup la rentrée scolaire a dû être reportée. Pour moi, enfant, c’était la fête, comme si les vacances ne finissaient jamais! » Au bout d’un moment, elle se retrouve quand même enfermée chez elle, trompant son ennui en passant des heures sur les premiers jeux électroniques. Un jour, elle réussit à filer chez son voisin pour jouer à Castlevania. « La musique du jeu m’hypnotisait complètement! Mais cette fois-là, pendant que je jouais, des militaires irakiens sont venus à la maison chercher mon père pour l’envoyer dans un camp à Bassorah. Depuis, je ne peux pas écouter la bande-son de Castlevania sans repenser à cet épisode. »

Chasseurs de perles

En 2012, Al Qadiri a sorti un EP baptisé Desert Strike. Comme le jeu du même nom, développé par Electronic Arts autour de la guerre du Golfe. « C’était un jeu sans soundtrack. A ma manière, je lui en ai imaginé un. » Sous un pseudo, Fatima Al Qadiri a également publié un morceau qui mélange des chants religieux sunnites et chiites. « Une hérésie totale! J’ai pas mal hésité à le mettre en ligne. Cela reste très risqué. » D’ailleurs, quand une « académicienne » l’emmène prudemment sur le terrain politique, faisant allusion à la situation en Syrie et en Irak, Fatima Al Qadiri botte encore en touche. Pour autant, cela ne l’a pas empêchée de se lancer dernièrement dans l’exploration du folklore de son pays. « Mon grand-père était chanteur sur un bateau de pêcheurs de perles -avant le pétrole, c’était la principale source de revenus du pays. Il partait pendant des mois sur la mer. C’était le seul qui ne plongeait pas. Il entonnait des chants folkloriques pour encourager les gars qui faisaient un boulot très dangereux: régulièrement, l’un ou l’autre ne remontait pas. »

Au printemps dernier, Fatima Al Qadiri a sorti également son premier véritable album, Asiatisch, probablement l’un des disques les plus intrigants de l’année. « L’envie était de dégoupiller les clichés autour de l’Asie. On la voit souvent comme un bloc, alors que c’est peut-être le continent le plus disparate au monde! La réalité a toujours plusieurs facettes, il faut arrêter de réduire les choses à des stéréotypes. » L’album démarre ainsi par une relecture éthérée du Nothing Compares 2 U de Sinead O’Connor/Prince, en mandarin dans le texte, avant d’aligner les compos blêmes, croisant motifs chinois, bass music anglaise, new wave fantomatique, musiques de jeux électroniques, et références arabes. Un fameux mélange. Et un bon exemple de la manière dont fonctionnent les musiques électroniques aujourd’hui. Un genre de grand fourre-tout qui se permet tous les mélanges, toutes les connexions. Ou encore un grande disque dur qui, à partir de simples alternatives binaires (1 et 0), réussirait à raconter un peu de la complexité du monde, à compiler, rassembler et relier des choses qui semblaient trop éloignées l’une de l’autre. Un peu comme Tokyo d’ailleurs, ville tentaculaire et bigger than life, qui réussit à conjuguer l’hypermodernité et les traditions, délires cosplay et philosophie zen, iPhone 6 et port du yukata.

On y repense encore au sommet de la Mori Tower. La nuit est alors tombée sur la capitale nippone. Plus que jamais, Tokyo propose un décor à la Blade Runner, son horizon balisé à l’infini de gratte-ciels scintillants. En bas, cela grouille et s’agite de tous les côtés. Un peu comme si la ville figurait une grande « matrix ». Une gigantesque carte-mère qui relierait tous les points les uns aux autres. Vu d’ici, le monde n’est pas un village: c’est une puce.

TEXTE Laurent Hoebrechts, À Tokyo

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content