Tokyo, côté obscur

Castant des acteurs pincés par la justice japonaise, la saga des Yakuza de Sega brouille parfois la frontière entre réalité et fiction. Judgment, son dernier opus, n’en demeure pas moins un fascinant polar réconciliant narration et vrai gaming.

Un doigt coupé pour faute grave. Un code de conduite strict et séculaire. Une soumission absolue à la hiérarchie. Des tatouages fous. Et des costumes baroques. Comptant parmi les organisations criminelles les plus sophistiquées et lucratives au monde, le milieu de la pègre japonaise faiblit depuis les années 90(1). Mais son pouvoir de fascination reste intact. En témoignent les 10,5 millions de copies écoulées par les Yakuza de Sega. Spin-off de cette saga fleuve comptant huit volets principaux et autant d’épisodes parallèles, le fascinant Judgment se dévore comme un polar dense entrecoupé de bastons de rue et d’explorations open world. Ou comment Sega touche au Graal du jeu vidéo: marier un film fort en gueule et du vrai gameplay.

Nul besoin de réserver un billet d’avion pour découvrir Tokyo cet été. Le micro-monde ouvert de Judgment recrée avec une étourdissante précision les ruelles, les bars à hôtesses et autres troquets chauffés à blanc de son Kabukicho. S’explorant à pied, la version digitale du quartier chaud de la capitale -ici renommé Kamurocho- est nettement plus étriquée que le Los Angeles de Gran Theft Auto V. Mais elle simule la vie avec brio et tend une toile de fond crédible au périple de Takayuki Yagami. Ex-avocat du barreau de Tokyo meurtri d’avoir acquitté un assassin, ce détective privé que le gamer incarne chasse les preuves et les démons de son passé. Un cliché parfaitement exécuté.

Jusqu’où un avocat peut-il croire son client? Judgment se pose la question avec doigté. Une lutte sourde et intestine au sein d’un clan, l’étrange appétit grandissant d’une famille venue du sud, un conseiller ministériel pas net, un projet immobilier, une découverte médicale clef pour soigner la démence sénile… Déjà 5h30 du matin! Difficile de ne pas se faire happer par les conspirations en gigogne du jeu. Entre ripou, coéquipier sanguin, flirt d’une procureur et autre patriarche bienveillant d’un cabinet d’avocats, l’hallucinante galerie de gueules burinées (ou trop maquillées) ménage ses entrées et relance les chapitres tout au long d’une trentaine d’heures de jeu, à dévorer.

Ouvrant des parenthèses pour parler de racisme et de sans-abri à Tokyo, Judgment sait aussi ne pas se prendre au sérieux. D’un faux procès pour gâteau disparu à la poursuite de la perruque volante d’un acteur, le Kamurocho se détend, parfois. Du reste, le jeu disperse des bienveillants et des salauds, des deux côtés de la légalité. Son monde n’est sans doute pas très loin de la réalité. Journaliste émérite expatrié au Japon et spécialisé dans le crime organisé, Jake Adelstein(2) raconte d’ailleurs avoir glissé Yakuza 3 dans les mains de vrais yakuzas pour recueillir leur avis pour le webzine Boing Boing. Verdict: trop de combats, mais dans l’ensemble, des attitudes et un ton légitimes.

Cocaïne, yakuzas et jeux vidéo

Auréolée d’un succès tardif en Europe, la saga des Yakuza emploie d’ailleurs des acteurs multipliant les scandales, entre cocaïne et copinage avec la pègre. Récemment, Masanori Taki a ainsi été remercié du casting de Judgment par Sega, pour usage de cocaïne. Doubleur d’un des protagonistes de Princesse des Neiges (ça ne s’invente pas), ce dernier a également vu son contrat avec Sony Music se terminer. Et ce dernier de tirer un trait sur sa formation synth pop Denki Groove, très populaire dans les années 90. On ne rigole pas avec la drogue au Japon. Le scandale de Taki n’est pas un cas isolé. L’an dernier, la série remplaçait ainsi Hiroki Narimiya par un autre acteur sur le remaster de Yakuza 4, pour les mêmes raisons. Exit également Hiroyuki Miyasako (animateur télé populaire et acteur sur Yakuza 3 et 6) et Yoshinari Fukushima ( Yakuza 0), tous deux payés pour apparaître lors d’une soirée organisée par un clan de yakuzas.

Si l’État japonais freine aujourd’hui la pègre nippone, le crime organisé a largement participé à l’essor de l’industrie du gaming par le passé. À la fin du XIXe siècle, Nintendo a ainsi vu son business fleurir grâce à des jeux de cartes, utilisés en masse pour des jeux de hasard clandestins. Le gentil plombier moustachu dont le premier QG se trouvait dans un quartier chaud de Kyoto investissait en outre dans des hôtels de passe (appelés Love Hotels), après la Seconde Guerre mondiale.

Selon John Szczepaniak, l’auteur de la trilogie The Untold History of Japanese Game Developers, tous les studios de jeu vidéo de l’archipel ont d’ailleurs, à un moment de leur existence, été liés (souvent contre leur gré) au crime organisé. Des yakuzas intimidant des témoins lors de procès pour droits d’auteur, des enlèvements, des gangs qui « protègent » des salles d’arcade… Les interviews de Szczepaniak évitent de citer des noms. Et le Japon évite de soulever la carpette pas très nette de son industrie gaming.

Judgment et la série des Yakuza n’ont toutefois pas bâti leur réputation sur ces scandales. Le monde ouvert passionne plutôt pour son mélange de narration hyper dense et de vrai gameplay. Ses phases d’exploration ouvrent ainsi les portes d’une myriade d’échoppes et de restos dont certains sont réels (Donquichotte, Zanmai Sushi…). Ces centaines de plats et de produits à avaler influent sur la santé et les aptitudes du héros et comptent parmi les dizaines d’activités et missions secondaires proposées par le jeu.

Examiner la scène d’un crime, trouver ce qui cloche et présenter la bonne photo lors d’un interrogatoire crucial résument les phases d’enquête un peu faiblardes du jeu. Également saupoudré de courses-poursuites à pied et de filatures en mode infiltration, le visage ludique de Judgment vaut surtout pour ses bastons de rue. Faciles à prendre en main, la cinquantaine de coups offensifs spéciaux à débloquer offrent des joutes démentes face à des grappes d’adversaires. On valdingue comme Bruce Lee. Plus tard, une bagarre homérique de club évoque Kill Bill. Judgment marie intellect et muscles comme personne. Une vertu rare, à l’échelle du jeu vidéo.

(1) Selon la National Police Agency, l’archipel comptait 34 500 yakuzas actifs en 2017, soit une diminution de 42% depuis 1992.

(2) Lire à ce sujet son très bon livre Tokyo Vice paru en poche aux éditions Points.

Judgement. édité par Sega et développé par Ryu Ga Gotoku Studio, âge: 18+, disponible sur PlayStation 4.

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