Interview exclusive avec l’auteur de BD Charles Burns, qui livre un album halluciné et hallucinant convoquant Tintin, Burroughs et Lynch. Hautement Toxic.

Même le blanc semble rongé d’un noir incandescent. Publié de 1993 à 2004, Black Hole (prix Essentiel d’Angoulême en 2007) est une gifle visuelle, une £uvre d’une sombre beauté, vénéneuse et troublante comme un roman de William S. Burroughs, un film de David Lynch. La figure de l’adolescent en mal-être y est si poignante qu’on réalise difficilement que Charles Burns est né en… 1955. Fin octobre, il nous revient avec X’ed Out, publié simultanément chez Pantheon aux Etats-Unis et chez Cornélius en France (sous le titre Toxic). Il y mixe allègrement Tintin, Burroughs et mutations en tout genre.

Black Hole était centré sur un groupe de jeunes Américains confrontés à une étrange maladie. Dans Toxic, la jeunesse joue à nouveau un rôle important, même si vous avez élargi la focale. Ce thème est décidément central dans votre £uvre.

Je suppose que, si je reviens sans cesse à la « jeunesse » comme sujet, c’est parce que ce fut la période de ma vie la plus tumultueuse, intense et porteuse de transformations. Black Hole se focalisait très clairement sur une période très particulière, l’adolescence, là où mon dernier récit, Toxic, commence à explorer une poignée d’autres thèmes. Une réponse pleine d’humour pourrait être: Black Hole se passait au début des années 70, tandis que le premier tome de Toxic et les suivants se dérouleront à la fin de la même décennie et déborderont sur la suivante… Il faudra sans doute attendre que je sois sur mon lit de mort pour écrire sur ma crise de la quarantaine! (Insérez ici les rires préenregistrés.)

Vos £uvres sont imprégnées d’un cocktail de drogues, sexe et maladies, de corps en mutation… Cela évoque immédiatement le cinéma de David Cronenberg et les livres de William S. Burroughs. Sont-ce 2 influences avouées?

Je suis constamment comparé à Cronenberg. Il est difficile d’ignorer le fait que nous ayons exploité des thèmes similaires dans nos travaux. Mais il n’a jamais été un de mes réalisateurs favoris, ni même une influence. Quant à Burroughs, c’est un écrivain auquel je me suis intéressé pendant des années et quelqu’un qui a, de ma propre volonté, « influencé » Doug, le héros de Toxic. C’est quelqu’un que j’ai lu et qui m’a influencé lorsque j’avais l’âge de Doug. Je trouvais, dans son travail, un esprit sombre qui exerçait sur moi un mélange d’attirance et de répulsion. Souvenez-vous que je le lisais dans les années 70. La vague d’optimisme hippie était certes en train de faiblir et prête à s’écraser, mais la culture jeune américaine était encore lourdement soumise aux rêves utopistes de « retour à la nature » exprimés par un groupe comme Crosby, Stills & Nash ou un chanteur comme James Taylor.

Ce fut un immense soulagement, pour moi, de lire quelque chose faisant écho au dégoût et à l’horreur que je ressentais en me promenant dans mon corps. De réaliser que tout ne tournait pas autour du Peace & Love (malheureusement). Burroughs reflétait également certaines des sensibilités de la musique punk que je commençais à écouter. Son £uvre était directe, plongeait ses racines dans l’univers urbain et jetait un regard sans concession au monde qui l’entourait. En outre, il ne se prenait pas au sérieux.

Quelle est l’influence d’Hergé sur un artiste américain né en 1955, comme vous, et sur un Américain en général? C’est un élément difficile à percevoir pour un Belge, qui a quasiment Tintin inscrit dans son ADN.

Je n’ai pas encore rencontré un autre dessinateur américain de ma génération qui ait grandi en lisant Tintin! A la fin des années 50 et au début des années 60, Golden Press a publié 6 traductions américaines de Tintin, différentes des éditions britanniques. Si j’ai eu la chance de les découvrir aussi tôt, c’est grâce à mon père, qui s’intéressait aux bandes dessinées et pensait que cela me plairait. Il avait raison! Pour une quelconque raison, cependant, ces livres n’ont pas marché aux Etats-Unis et il a fallu attendre les années 70 pour que les traductions anglaises soient importées chez nous.

J’ai commencé à « lire » Tintin avant de savoir déchiffrer les mots. Hergé s’est certainement gravé dans mon propre ADN. Gardez à l’esprit qu’il n’y avait que 6 livres disponibles à ce moment-là. Mais les deuxième, troisième et quatrième de couverture énuméraient tant d’autres personnages et histoires… Je regardais inlassablement l’arrière de ces livres et j’aurais donné n’importe quoi pour embarquer vers l’Ile Noire flottant, insaisissable, à l’horizon. D’une certaine façon, l’histoire que j’imaginais était nettement plus intense et satisfaisante que le livre que je lus bien des années plus tard.

Quelle est la part autobiographique dans votre travail? Vous « partagez » des souvenirs avec Doug: serait-il une version fictionnelle de vous-même?

Oui, il y a une part de moi-même dans tous mes personnages. Dans mon travail plus récent, toutefois, j’ai tenu à mettre davantage de moi dans l’histoire, à faire en sorte que celle-ci soit davantage tirée par les personnages eux-mêmes. Avec Toxic, je pense approcher de plus près la façon réelle dont mon cerveau opère. Doug dévoile petit à petit son histoire d’une manière très elliptique et fuyante. Un peu comme s’il était en situation de « déni » tout en essayant d’examiner et d’analyser la situation difficile dans laquelle il se trouve. Cette narration fragmentée, avec toute une association libre liée à l’imagerie rêve/fantasme, reflète son processus cérébral et, en définitive, le mien. Si Doug n’est pas réellement une version fictionnelle de moi, ses expériences, tant internes qu’externes, reflètent mes propres expériences. Euh… Je n’ai jamais été aussi beau garçon que la plupart des personnages de Black Hole et Toxic. Et je n’ai pas rencontré de fille dotée d’une queue. Pas encore, en tout cas!

Black Hole a représenté plus de 10 ans de travail. Combien de temps pensez-vous consacrer à Toxic?

Je l’ignore. J’ai £uvré sur Black Hole par intermittences pendant… hem… longtemps. Je gagne plutôt ma vie par des boulots d’illustration et dans la publicité et, malheureusement, je travaille très, très lentement. Mais si vous comptez les pages, Black Hole pourrait atteindre l’équivalent d’une petite poignée d' »albums » à l’européenne (je suis sur la défensive, là). Quoi qu’il en soit, j’avance doucement sur The Hive, le second tome de la trilogie qui détaillera les « aventures » complètes de Doug.

Après le noir et blanc très contrasté de Black Hole, pourquoi avoir choisi de dessiner Toxic en couleur? S’agit-il d’un simple « plus » sur la page ou d’un réel vecteur d’informations?

La couleur était, pour moi, à la fois un choix esthétique et un nouveau défi. Je voulais utiliser la couleur comme une part intrinsèque du processus de narration, afin d’exprimer quelque chose qui ne serait jamais -ou difficilement- « passé » en noir et blanc. En tout cas, je ne voulais pas simplement créer une version colorisée de mon travail en noir et blanc. J’ai dû réajuster à de nombreuses reprises la façon dont je dessine pour utiliser au mieux la couleur. Employer une nouvelle boîte à outils fut également un plaisir immense.

Retrouvez l’intégralité de cette interview sur www.focusvif.be

Texte Vincent Degrez

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