VENUS DU MILIEU OUVRIER, LES KINKS ONT INVENTÉ LE HARD ROCK, POSÉ LES JALONS DE LA BRITPOP ET CHRONIQUÉ AVEC UNE FINESSE INCOMPARABLE LA SOCIÉTÉ ANGLAISE. ALORS QU’ILS VIENNENT DE SE FAIRE RÉÉDITER ET « COFFRER », LEUR GÉNIAL SONGWRITER RAY DAVIES RASSEMBLE SES SOUVENIRS.

Le temps parfois rectifie les injustices et les inconvenances de l’Histoire. A la sempiternelle question Stones ou Beatles, ils sont de plus en plus nombreux aujourd’hui à répondre fièrement Kinks. The Kinks. Les Tordus. Les Pervers. Les Vicelards. Emmenés par l’un des plus grands paroliers et mélodistes du rock, les Londoniens ont dépeint avec un sens de l’observation inégalé le monde qui les entourait et apporté à la pop humanité et dignité. Pseudo-dandy de Carnaby (Dedicated Follower of Fashion), travesti dragueur (Lola), aristocrate ruiné qui sirote tranquillement une bière tandis que des huissiers vident son château (Sunny Afternoon)… Ray Davies a inventé de sa plume ciselée, ironique et nostalgique quelques-uns des plus beaux personnages de la musique populaire.

Né dans un quartier ouvrier de la banlieue londonienne et une famille de huit enfants (six soeurs et Dave, sa graine de voyou de frère), le chroniqueur social, observateur drolatique, crooner désabusé et rêveur mélancolique raconte du haut de ses 70 ans un groupe qui, plus que tout autre, est parvenu à combiner violence et raffinement.

Vous venez de sortir une anthologie des Kinks retraçant votre carrière de 1964 à 1971. Que retenez-vous de ces années?

Tous mes souvenirs sont dans ma musique et dans mes chansons. Je me rappelle surtout avoir beaucoup bossé. Pas très confiant. Après le hit You Really Got Me, on s’est mis à exiger beaucoup de moi. A me demander d’écrire encore et encore. La maison de disques nous donnait une espérance de vie assez limitée. Ce qui explique la cadence effrénée à laquelle elle nous invitait à trimer. Elle nous faisait enregistrer le plus possible tant que le groupe marchait. D’ailleurs, dès qu’un de nos disques rentrait dans le top 10, on me parlait déjà de plancher sur le suivant. Durant ces années, j’ai forcément grandi comme songwriter et les Kinks ont évolué en tant que groupe. C’était une période de formation. L’entrée dans l’âge adulte. La découverte de certaines choses fondamentales de la vie. Il se passait aussi beaucoup de choses dans le monde aussi.

Vous êtes un enfant de la classe ouvrière et vous avez écrit des chansons comme Dead End Street, décrivant la misère des habitants dans une petite rue délabrée. Quel regard jetez-vous sur le sort réservé à la working class aujourd’hui?

La working class un peu partout a été réduite à de petits ghettos. Particulièrement au Royaume-Uni. On n’entend plus sa voix comme avant. Parce qu’on est devenu une société multiculturelle. Le message politique est peut-être resté le même mais les gens et la société ont changé. Les Cockneys en Angleterre disparaissent. Les gens sont américanisés. Les accents et les particularités s’éteignent. La classe ouvrière a été détruite ou du moins s’est désagrégée avec les fermetures en masse d’entreprises et de mines. Des pans entiers du monde industriel ont disparu avec le progrès. Et la culture ouvrière s’en est allée avec eux. Les gens comme moi nés après la Seconde Guerre mondiale se font plus rares. Mes enfants par exemple sont de la classe moyenne. La musique des Kinks parlait de la quête d’une vie meilleure. D’une soif de liberté. Mais c’est quelque part une illusion. Un nouveau dogme et un nouveau régime remplacent toujours les précédents. Les enfants d’ouvriers aux quatre coins du monde, je pense, se sont hissés dans la middle class. C’est la même chose pour les musiciens. Quand les Kinks ont commencé, un mouvement ouvrier existait. Une révolution. Pas une révolution violente. Une révolution musicale et artistique qui se déroulait dans les salles de cinéma et de concerts avec des mecs comme Alan Sillitoe et Ken Loach. Une révolution underground qui émergeait de Liverpool avec les Beatles ou de Londres avec les Kinks. Les Stones, eux, venaient de milieux plus aisés.

Quelles relations entreteniez-vous avec ces deux groupes?

J’ai croisé Paul McCartney l’autre soir. Notre dynamique n’a pas changé. Il est toujours le même. Le mec qui te retient par la veste alors que tu dois monter sur scène jouer un morceau. Nous avons toujours été animés par une rivalité très amicale. La technologie n’était pas encore là. Nous devions et pouvions nous inventer un son avec ce que nous avions à notre disposition. C’était un vrai mouvement artistique. Les Stones, c’était autre chose. Ils ont commencé avec le blues déjà.

Critique acerbe du business, crucifiant les éditeurs de musique et les maisons de disques, Lola Vs Powerman and the Moneygoround vient d’être réédité mais semble toujours autant d’actualité…

C’est un disque conceptuel. Il parle des relations compliquées avec l’industrie. Du pouvoir des entreprises du secteur qui peuvent t’empêcher d’être toi-même. De faire ce que bon te chante. De créer comme tu l’entends. C’est aussi le chaos provoqué par ces aspects entrepreneuriaux dans la société. Le milieu de la musique a changé de visage. Du temps de notre premier tube, il n’était encore qu’un petit business. Mais au début des années 70, il s’est mué en gigantesque industrie. A-t-il fondamentalement changé par contre? Je ne sais pas. Il fait surtout plus peur encore. Les décideurs continuent de s’en mettre plein les poches mais les musiciens eux doivent se battre. C’est une réflexion qu’on peut étendre à tous les secteurs pour le moment.

Vous êtes toujours resté en dehors de la jet set et du star system. Ça a été facile pour vous?

Pas du tout. C’était même extrêmement compliqué. Nous avions tous ces hits qui se succédaient. Je restais à la maison. Je passais mon temps à écrire des chansons. Je n’allais que très rarement en boîte de nuit. Je laissais ça à mon frère. Moi, je traînais plutôt au pub du coin. J’étais trop occupé à écrire nos morceaux. Parce qu’à l’époque, on sortait deux albums, quatre ou cinq singles et un EP par an. Ça faisait beaucoup de musique à créer. C’était aussi, oui, quelque part un monde que je préférais éviter. J’étais peintre moi à la base. Et j’ai trouvé avec la musique un nouveau moyen d’expression. Une opportunité formidable que j’ai embrassée. J’aimais tellement écrire des chansons et enregistrer des disques. C’était une nouvelle forme artistique pour moi.

Quels étaient vos auteurs et vos paroliers préférés?

Ma principale source d’inspiration, c’était le blues. Le Blues du Delta, Muddy Waters. J’appréciais aussi beaucoup le jazz, la musique classique, le folk… J’aimais aussi Jacques Brel. Les sujets qu’il traitait m’intéressaient. Bien que je ne parle pas sa langue. Je venais d’une famille un peu bizarre. Une famille de filles. Avec des soeurs bien plus âgées que moi. Elles écoutaient de la musique des générations précédentes. Du bebop, du jazz, de l’avant rock’n’roll. You Really Got Me devait être un blues à la Leadbelly/Big Bill Broonzy mais bon, venant d’un petit blanc-bec de Londres…

A vos yeux, qui jette un regard intéressant sur la société aujourd’hui?

L’observation de la vie quotidienne n’est plus ce qu’elle était. Parce que le rôle et la fonction de la musique ont changé. A cause de programmes comme X Factor, elle est avant tout devenue une question de style. J’ai l’impression que l’industrie de la musique est retournée dans les années 50. A cette époque où les apparences étaient prépondérantes. Jamais, je n’aurais pu participer à X Factor. Je suis bien trop laid. Dans les fifties, c’était la même chose. On te vendait des beaux gosses avec une belle peau. Les musiques de la rue, des arts urbains comme le rap, ont un temps repris le flambeau. Entretenu cette tradition d’observation. Mais ce n’est plus le cas. Ils n’ont en tout cas rien à voir avec les débuts des Kinks. En Angleterre, une nouvelle génération a débarqué. Les Laura Marling et autre Mumford and Sons n’hésitent pas à parler de sujets de société. Les choses commencent à changer, je le pense et l’espère.

Rarement autant de groupes se sont revendiqués des Kinks…

Je pense qu’on ressent notre influence aujourd’hui dans le punk, dans le garage, dans le heavy metal. J’ai le sentiment qu’on a davantage été une source d’inspiration qu’une influence. Je suis flatté et honoré de nous voir cités par de jeunes musiciens. C’est très intéressant. J’écris ce que j’écris. C’est juste une coïncidence si ça intéresse les gens.

Vous vous êtes fait tirer dessus par des voleurs aux Etats-Unis en 2004. Ça vous a changé?

J’ai sorti un livre au début de l’année intitulé Americana. J’ai toujours entretenu une relation étrange avec les Etats-Unis, dont on a été bannis pendant quatre ans, au milieu des années 60, alors que les Kinks étaient sans doute à leur sommet. Nous sommes passés à côté de la British Invasion à cause d’un conflit avec l’Association des musiciens américains, des embrouilles entre notre manager et pas mal de producteurs. Nous avions 20 piges à l’époque et nous devions négocier avec des mecs louches de 70 ans en costumes et lunettes noires. Enfin bref, ce jour-là, j’ai été victime du hasard. Ce fut une expérience assez dévastatrice et un moment particulièrement important. Pas spécialement à cause des blessures physiques -même si elles ont mis un peu de temps à guérir. Mais plutôt parce que ça m’a fait réaliser combien la vie d’un homme est fragile. Et aussi curieux que ça puisse paraître, ça m’est arrivé à la Nouvelle-Orléans -le berceau musical de nombreux artistes m’ayant influencé quand j’étais enfant dans le blues et le dixieland. Je suis en train de terminer un album dans le prolongement du bouquin. Vingt chansons que je compte ensuite défendre sur les routes.

Une reformation des Kinks est possible?

Possible oui, mais peu probable. Les Kinks ne peuvent pas devenir le Ray ou le Dave Davies Band. J’ai un super groupe de tournée et j’adore jouer avec lui. Mais c’est autre chose. Je pense que tout dépend de la création ou non d’une nouvelle musique. Je ne veux pas recapturer nos vieux hits. Je veux de nouvelles chansons.

Les problèmes avec Dave (leurs querelles et engueulades ont été jusqu’aux menaces de meurtre, ndlr) sont liés à vos personnalités ou à la difficulté de coexister avec son frangin dans un groupe de rock?

Je connais très peu de frères et de soeurs qui s’entendent toujours bien. Mais les Kinks reposaient sur une dynamique intéressante. Créativement et émotionnellement parlant, ça a marché. La dualité, l’association de l’eau et du feu, a quelque chose d’excitant et d’inspirant quand elle fonctionne. Elle est par contre extrêmement ennuyeuse dans le cas contraire. Avec Dave, c’était presque de la télépathie quand on bossait en studio. Il me suffisait de le regarder pour qu’il sache ce que je voulais. C’est inhérent à toutes les familles je pense. Le sous-texte des relations qui nous unissent.

Vous n’êtes jamais vraiment devenu une idole pour la jeunesse. Pourquoi?

Parce que je n’étais pas assez beau et que j’avais des dents de travers. Sans doute aussi parce que je n’ai pas joué le jeu et parce que je ne suis pas très intéressé par la publicité. Je suis embarrassé ne serait-ce que quand je donne des interviews. Je suis un improvisateur social. Je ne peux nouer des relations humaines en me sentant enfermé dans des cadres et des formats. Parfois je le regrette. Bref, je n’étais pas un très bon matériel pour devenir l’idole de jeunes. Au début, l’industrie a essayé de me fabriquer. Elle a voulu me faire changer de dents, de look, d’attitude, de façon de parler. Et elle a échoué. Si j’avais cédé, je n’aurais probablement pas écrit toutes ces chansons. On est ce qu’on est. Et je suis heureux de ce qu’on a accompli. D’ailleurs, si une chanson au final doit résumer les Kinks, c’est bien pour moi I’m Not Like Everybody Else.

THE ANTHOLOGY 1964-1971, DISTRIBUÉ PAR SONIC MUSIC (5CD’S).

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ENTRETIEN Julien Broquet

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