STIJLBOETIEK

Le Tivoli, vertigineux complexe culturel autour duquel s'organise l'événement. © © GERARD MALANGA COURTESY GALERIE CAROLINE SMULDERS PARIS

PENDANT QUATRE JOURS D’UNE PROGRAMMATION AUX PETITS OIGNONS CONCOCTÉE AVEC L’AIDE DE WILCO, SAVAGES, SUUNS ET JULIA HOLTER, LE GUESS WHO? A TENU SES MÉLOMANES PROMESSES. DÉCOUVERTES ET COUPS DE CoeUR.

Utrecht et ses vélos, ses canaux, ses magasins branchés. Utrecht et sa cathédrale Saint-Martin ravagée par un ouragan au XVIIe siècle mais dont la tour de 112 mètres reste le symbole. Utrecht et, déjà plus proche de ce qui nous y amène, sa maison Schröder. Cette bâtisse, conçue comme un meuble, de Gerrit Rietveld à qui les White Stripes ont dédié, en même temps qu’au bluesman Blind Willie McTell, leur album De Stijl (1). C’est dans cette charmante et trépidante ville estudiantine plantée au coeur des Pays-Bas (l’une des premières d’Europe à expérimenter le revenu de base sur une partie de sa population) que se déroule chaque année, à la mi-novembre, ce qui est sans doute devenu le meilleur festival musical d’Europe. Un festival exigeant, certes, dont le grand public ne connaît probablement (et encore) que les curateurs: Wilco, Suuns, Savages… Mais aussi un vrai rassemblement mélomane avec des conditions d’écoute idéales et une programmation qui a du flair.

Lors de sa première édition, en 2007, dans cette ville à laquelle on doit quelques-uns des plus mythiques retournés acrobatiques de l’histoire (Sylvia Kristel et Marco van Basten y sont nés), Le Guess Who? n’avait accueilli que des groupes canadiens. Il est aujourd’hui tourné vers le monde. Un monde qu’il explore, plus que ses semblables, sans oeillère et avec l’oreille défricheuse. Se promenant d’un continent à l’autre, là où l’amène son ouïe, et invitant à la rencontre des cultures. Du Tivoli, un complexe culturel vertigineux, aux petits clubs plus rock’n’roll en passant par des théâtres et des édifices religieux, Le Guess Who? propose un séjour dépaysant dans un éden de la musique caché à seulement deux heures de Bruxelles.

Contrairement à la plupart des festivals « indé » occidentaux pointus qui ont relativement du mal à ouvrir leur programmation aux musiques d’ailleurs (pour preuve le Primavera, la Liverpool Psych Fest ou encore le All Tomorrow’s Parties), contrairement aussi aux festivals de musique du monde qui s’en vont rarement fouiller bien profond dans ce que l’Afrique et l’Amérique du Sud ont à nous proposer de plus passionnant, Le Guess Who? aime partir à l’aventure et sortir des sillons battus. D’accord. Bassekou Kouyaté n’est pas le premier venu. On peut même dire qu’on a la carte quand on a accompagné U2 et Damon Albarn. Mais ce n’est pas ce qui intéresse le festival néerlandais. Le musicien malien est ici avec un ensemble de quatre instruments semblables mais de différentes tailles (le ngoni) et un groupe intrinsèquement familial puisque s’y illustrent deux de ses fils, deux de ses frères et sa femme, Amy Sacko. Cette espèce de luth malien, instrument traditionnel vieux de plusieurs siècles et lié aux griots, Kouyaté, notamment croisé avec le projet AfroCubism (la rencontre du Mali avec le Buena Vista Social Club), le fait entrer dans la modernité. Mêlant tradition et innovation.

Un compliment que l’on peut aussi adresser au génial globe-trotteur Mario Batkovic. Musicien suisse né en 1980 en Bosnie Herzégovine et élevé en partie en Croatie, super Mario est un peu le Colin Stetson de l’accordéon. Le genre de type qui réinvente son instrument et le fait sonner comme un groupe. Dans la Janskerk, une église où pour l’occasion on peut boire des bières (mais pas en acheter pendant les concerts), Batkovic se joue de son piano à bretelles. Faisant entendre comme Stetson le bruit de ses doigts sur les touches. S’en dégage une ambiance sombre et intense. Quelque part entre musique classique et expérimentale. Une merveille et un album à paraître en mars chez Invada Records. Pour peu, on aurait raté à Utrecht le concert de Micachu and The Shapes. La petite punk savante qui a composé la musique du film de science-fiction avec Scarlett Johansson Under the Skin utilise désormais comme nom de scène celui de son dernier album (originellement une jam enregistrée sur un GSM): Good Sad Happy Bad. Ou un concert chaotique dont les mélodies semblent se construire comme par magie sur le désordre.

Early birds

Plus que des disques, c’est des affiches que l’on vend le temps du Guess Who? dans ce dédale vitré qu’est le Tivoli. Des posters de concerts qui ressemblent parfois à de véritables oeuvres d’art. Du haut du bâtiment qui doit être difficile à remplir toute l’année, la vue sur Utrecht est imprenable. On se choperait le cancer rien qu’à entrer dans un fumoir mais le cadre, aussi impersonnel soit-il, est agréable et confort. Si certains ne doivent pas beaucoup s’aventurer dehors du week-end, d’autres pédalent aux quatre coins de la ville pour voir le plus de choses possible. Pris d’assaut, les magasins de vélos louent même leurs bécanes neuves. C’est sans doute le seul défaut du festival néerlandais. Cette désagréable et constante impression qu’on est en train de rater quelque chose, qu’on aimerait à la fois être ici et là. En même temps, c’est ce qui régit son économie et son ambiance. En « early birds » (ceux de l’année prochaine sont déjà en vente), le prix des tickets quatre jours ne s’élève qu’à 90 euros. Et comme les jauges ne sont pas gigantesques, la programmation ne s’étale grosso modo que de 19 heures à 3 heures du matin, la cent-cinquantaine d’artistes à l’affiche se faisant concurrence et répartissant le public sur les différentes salles et clubs. Tant pis pour Nap Eyes, Beak, Ulrika Spacek ou encore Brigid Mae Power qui a conquis les amateurs de folk au féminin. Au Guess Who?, on fait dans le Shopping. Au propre comme au figuré en ce qui nous concerne puisque c’est précisément le nom d’un excitant trio post-punk londonien qui tape dans l’anticonsumérisme et la défense de la cause queer. Mind Your Own Business des Delta 5 fait patienter les touristes. Shopping, c’est le combat festif. La lutte sur le dancefloor. Le groupe qui te réveille et te secoue avec le sourire. La no wave et ESG ne sont pas loin.

Rien de tout ça au pentu Theater Kikker, avec ses places assises, généralement dédié au drame contemporain, à la danse moderne et au théâtre pour enfants. Remarquable violoniste et chanteuse estonienne, Maarja Nuut y marie les musiques de danse traditionnelles à la modernité et joue avec le minimalisme, les musiques d’avant-guerre et l’expérimentation. Accompagnée du compositeur de musiques électroniques Hendrik Kaljujärv, Maarja, dans sa manière de donner de la voix, de déclamer les mots et d’obséder dans la progression répétitive de ses chansons, a les allures d’une Juana Molina balte. Coup de coeur. Crush aussi pour Cate Le Bon. En solo comme avec Drinks (elle s’offre encore un DJ set en prime), groupe dont elle partage les rênes avec Tim « White Fence »Presley, la bassiste galloise ne propose pas de la bibine. Un peu comme si Nico, Syd Barrett et Deerhoof s’étaient alliés pour fabriquer un kraut expérimental et bancal. Post-punk, post-Velvet…

Le Guess Who? aime le jazz et le jazz le lui rend bien. Un jazz neuf (même quand il est vieux) et foncièrement bariolé. Ancien élève de Cecil Taylor, l’un des pionniers du free jazz, le saxophoniste Idris Ackamoor a marché sur les traces de Sun Ra pour célébrer la rencontre du jazz et de musiques africaines qu’il s’en est allé étudier sur place le temps d’une grossesse quand il avait 20 ans. Idris et ses Pyramids (dont un percussionniste hilarant qui ressemble à José Garcia en Sandrine Trop Forte) commencent leur concert en se promenant dans la foule. La vibe, la fête… Et l’occasion de vous recommander à nouveau son dernier album: We Be All Africans. Jazz encore mais en mode folk avec Ryley Walker, électronique avec le Jameszoo Quartet ou franchement psychédélique en compagnie des emballants The Comet Is Coming.

Superstar de la musique brésilienne, ex-femme de feu Garrincha, l’enfant terrible et estropié du foot samba (il avait une jambe de six centimètres plus courte que l’autre et sirotait à l’entraînement des caïpirinhas), Elza Soares fait peur aux mioches avec ses 79 ans amochés par les opérations de chirurgie esthétique. Croisement sauce Brasil entre Cruella D’Enfer et Michael Jackson, celle que la BBC a sacrée « chanteuse du millénaire » domine l’auditoire depuis son trône. Entourée par sa cour. Née dans un bidonville de Rio et devenue icône planétaire de la samba (elle a chanté à la cérémonie d’ouverture des derniers Jeux olympiques), la diva s’est récemment réinventée avec la scène underground de São Paulo et un album, The Woman at the End of the World, parmi les plus excitants de l’année. Black love… Sous sa grosse tignasse afro aux reflets mauves, dans une immense robe noire qui recouvre les marches menant à son piédestal de métal, Elza laisse chanter la petite communauté lusophone et rend la samba futuriste. Forever Young…

Sunday cosy sunday

Le dimanche dans l’exquise et estudiantine ville hollandaise, le Guess Who? se la joue plus relax, ouvre moins de scènes et propose des concerts dès le début de l’après-midi. Comme celui tout en coolitude, décontraction et talent brut de Ryan Sambol. Entre 2009 et 2012, le temps de sortir trois albums plutôt du genre remarquables, Sambol menait de sa voix éraillée et chevrotante la destinée des Strange Boys. Cousins texans des Black Lips en mode moins déglingué et plus proches de leurs racines américaines. Ryan voyage désormais seul avec sa guitare et se la joue singer-songwriter. Genre Bob Dylan pré-électrification. Confondant de simplicité et de sincérité, Sambol fait chanter Alright à un public amusé. Avec Trump pour président, vive la méthode Coué.

Tandis que Josephine Foster, en solo, baigne le Leeuwenbergh dans une ambiance toute dominicale avec sa voix perchée, The Ex a droit à son festival dans le festival. The Ex n’est pas curateur comme Wilco, Savages, Suuns et Julia Holter. Le Guess Who? a juste confié pendant quatre heures les clés du Hertz, un auditoire où tout le monde est assis logé sous les toits du Tivoli, à ses illustres compatriotes. Légendes du punk et du rock bataves, Terrie, Katherina, Andy et Arnold en ont profité pour inviter tous leurs amis. Leurs potes éthiopiens de Fendika, avec qui ils étaient passés cet été à Dour, la petite Lena Hessels mais surtout les Français d’Api Uiz. Originaire de Bordeaux et Paris, Api Uiz évoque la nervosité saccadée de Battles et intitule ses albums Cinq Cent Mille Euros à Mille Deux Cents Degrés. Soit le prix de la statue de bronze de 3 mètres 20 de haut fabriquée à l’effigie de Jacques Chaban-Delmas et la température à laquelle il se mettra à fondre… Givré.

L’heure des adieux a sonné et avec Junun, ils seront festifs. Depuis qu’il a composé en 2007 la musique de There Will Be Blood, Jonny Greenwood est devenu quasiment inséparable de Paul Thomas Anderson. Signant la B.O. de ses deux films suivants: The Master et Inherent Vice. Présenté pour la première fois le 8 octobre 2015 au festival du film de New York, Junun (un documentaire, un disque, des concerts) prolonge l’étroite collaboration entre le multi-instrumentiste de Radiohead et le réalisateur de Magnolia. Le cinéaste de 46 ans a suivi son ami au Rajasthan. Dans cette région du nord-ouest de l’Inde, à la frontière du Pakistan, Greenwood a été accueilli par le Maharaja de Jodhpur et autorisé à résider au fort de Mehrangarh, où il a pu enregistrer un album avec le compositeur israélien Shye Ben Tzur et le Rajasthan Express. Soit une douzaine d’hallucinants musiciens indiens. Le Guess Who? en danse. Le Guess Who? en transe… Il n’aurait pu rêver plus joyeux et dépaysant final.

(1) RÉFÉRENCE AU MOUVEMENT ARTISTIQUE ET ARCHITECTURAL CARACTÉRISÉ PAR UNE LIMITATION STRICTE DES MOYENS, QUE RIETVELD INTÉGRA EN 1919.

TEXTE Julien Broquet

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