DIETRICH BRÜGGEMANN PASSE LE FONDAMENTALISME CATHOLIQUE AU SCALPEL D’UNE PROPOSITION ESTHÉTIQUE AUSSI FORTE QUE RADICALE, POUR SIGNER UN FILM DÉRANGEANT ET PÉNÉTRANT.

Quatrième long métrage de Dietrich Brüggemann, Kreuzweg (Chemin de croix) est de ceux qui ne laissent pas indifférent. Le cinéaste munichois s’y attaque au fondamentalisme catholique à travers l’histoire de Maria, adolescente de quatorze ans élevée suivant les préceptes de la société Saint Paul, inspirée de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, ordre traditionnaliste fondé en 1970 par Monseigneur Lefebvre. Tendu vers la sainteté, le destin de la jeune fille va bientôt prendre un tour tragique, épousant littéralement les contours du chemin de croix du Christ, en une proposition de cinéma rien moins que saisissante. « Le moteur narratif s’est en quelque sorte imposé à nous » (Brüggemann cosigne le scénario avec sa soeur, Anna), explique le réalisateur, que l’on rencontre dans le cadre du festival d’Ostende, la casquette vissée sur le crâne, et prompt à dégainer quelque trait acéré. Ainsi, déjà, lorsqu’il s’attarde sur la genèse du projet: « Quelque chose de bizarre s’est produit en 2010, lors de la Berlinale. J’enchaînais cinq projections par jour, allant de l’une à l’autre à vélo, et toutes mes pensées étaient accaparées par le cinéma. J’avais acheté, à l’époque, un livre d’entretiens de Michael Haneke, où il conversait avec un journaliste autrichien plein de dévotion. Haneke alignait ses réflexions et ses arguments, sans jamais être contredit. Et il m’a rappelé un prêtre, fort amical au demeurant, n’en finissant plus de marteler son point de vue. Tout cela était très intellectuel, avec un système de règles on ne peut plus rationnel. Et par une curieuse association d’idées, Michael Haneke a fait résonner quelque chose qui m’a rappelé la manière de penser des fondamentalistes catholiques… » (rire). Si la pensée de Michael Haneke a fait vibrer une corde sensible, c’est aussi parce que Brüggemann et sa soeur ont passé une partie de leur jeunesse dans le giron de l’ordre de Saint-Pie X, qu’avait rejoint leur père. Le réalisateur confesse toutefois avoir choisi d’en parler aujourd’hui, moins pour solder les comptes d’un passé que l’on devine houleux –« on ne peut discuter de la question avec mon père sans qu’il se sente attaqué. On évite donc, et on va de l’avant »-, que pour s’inscrire dans une perspective plus large. « Le traditionalisme catholique ne fait pas les grands titres, mais la religion est par contre omniprésente. On n’arrête pas de parler de l’islam radical, comme, à l’autre bout du spectre, de l’athéisme radical d’un Richard Dawkins. S’ils s’opposent, la structure de pensée est voisine, avec un manque de tolérance à l’égard de ceux qui pensent différemment. Et cela vaut également pour le catholicisme le plus strict. »

Aller où cela fait mal

Fort de sa connaissance intime du sujet, Dietrich Brüggemann a opté pour une approche aiguisée autant qu’inconfortable: « Nous avons voulu emmener les personnages là où cela fait vraiment mal », acquiesce-t-il. Et en effet, le film ne ménage guère plus le spectateur que Maria, gamine ballotée au gré d’enjeux qu’elle ne maîtrise pas. « Quatorze ans m’a semblé être un moment de transition intéressant: c’est là que l’on commence à s’affirmer comme individu. Mais quand on est élevé dans une famille comme la sienne, on n’existe pas vraiment en tant que personne autonome, et c’est une tragédie. Maria n’est rien d’autre qu’une marionnette, manipulée par sa mère et ce prêtre… »

A sujet sensible, manière radicale, et Brüggemann procède par longs plans fixes, comme autant de tableaux plongeant le spectateur au coeur même des quatorze stations d’un suffocant chemin de croix. « Je trouve ces longs plans fixes fascinants parce que la caméra n’interprète pas, elle n’apporte pas de sens supplémentaire, et n’invite pas le spectateur à regarder ici plutôt que là. Je montre tout, et à vous de choisir où vous souhaitez poser votre regard. Même en termes de réalisation, on ne peut rêver mieux: on est libéré de tous les aspects techniques, et on obtient de chacun une concentration optimale. J’adore travailler de la sorte, tout comme j’aime voir des films tournés sur ce modèle. Je suis un inconditionnel de Roy Andersson. » Dans le cas présent, l’impact du procédé est tout sauf anodin: « J’ai toujours voulu que le spectateur ressente une connexion avec les personnages, aussi étranges soient-ils. Pour moi, le cinéma est un moyen de créer ces connexions, de s’introduire dans la vie de quelqu’un d’autre pour voir le monde à travers son regard… » Grinçant et étouffant, son film y gagne aussi en ambivalence: « On peut aussi bien y voir une satire mordante de la foi catholique que la légende d’une sainte. Cela vous appartient. »

RENCONTRE Jean-François Pluijgers

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