Avec Hungry Saw, le plus élégant des fantômes anglais, Tindersticks, retrouve sa meilleure forme. Sous le coup de fog, cour et beat battent à l’unisson.

Lorsque les Tindersticks sont apparus avec un premier album éponyme en 1993, on a eu l’impression que l’enregistrement était celui d’une bande d’otages de la mélancolie sommés de livrer leurs pensées intimes au péril de leur vie. Stuart A. Staples ne chantait pas, livrant à peine des mugissements ténus et des borborygmes définitivement brouillés avec la sémantique d’Oxford. Une sorte de confession d’homme moderne des cavernes qu’une interview au Botanique, lieu de leur tout premier concert, révélait atteint d’une forme rare d’incurable timidité. De cette collection de chansons bâillonnées, surgissait un City Sickness, la tête un peu plus haut dans le guidon rythmique, rappelant que Tindersticks de Nottingham étaient peut-être les enfants infidèles du Velvet Underground et de Robert Wyatt. Qu’en tout cas, ils en avaient pris l’amour du beau bizarre et des mélodies en fleur de papier, celles qui s’ouvrent dans l’eau alors qu’on pense qu’elles vont s’y noyer. Longtemps, on n’y a vu et entendu que des confessions de grands brûlés de la vie s’arrêtant aux « urgences rock » uniquement parce que c’étaient les seules qui en voulaient bien.

TINDERSTICKS BIS

Et puis au fur et à mesure des disques, nombreux et variés (une grosse douzaine entre les studios, les live et les BO), l’élégance s’est confirmée, tout comme l’amour des cordes venant soutenir des chansons de plus en plus affirmées. Alors qu’une belle vitesse de croisière s’était installée, particulièrement en France toujours entichée de groupes cultes, l’inspiration s’est faite plus aléatoire. Eternelle histoire de l’assèchement et de l’ennui sur la longueur d’un groupe ou d’une histoire d’amour: la bande des six s’est dispersée après l’album Waiting For The Moon (2003), aboutissant aujourd’hui à un Tindersticks bis formé de l’indispensable chanteur-murmureur Stuart Ashton Staples (1965), du claviériste et percussionniste David Leonard Boulder (1965) et du guitariste et vibraphoniste Neil Timothy Fraser (1962).

Dans la maison des environs de Limoges où Staples s’est installé il y a deux ans avec sa femme et ses quatre enfants, les trois musiciens ont réalisé Hungry Saw. Le trio a été soutenu et complété par le batteur français Thomas Belhom et le bassiste londonien Dan McKinna. La somptueuse intro indique que la modestie des moyens n’en désarme pas l’amplitude sentimentale: quelques accords de piano puis de basse y sonnent comme une ode cathédrale, prélude à un voyage majeur. Lorsque les cordes arrivent, vers les deux minutes vingt secondes, la messe est déjà dite. Onze plages suivent et forment un ensemble somptueux: la diction suave de Stuart, sa façon de prendre les mots dans ses bras, les arrangements délicats pendus à des violons qui ne dépassent jamais la limite émotionnelle autorisée, la finesse des mélodies qui grincent de plaisir. Autant d’éléments coupables de réussite:  » Ce disque est stimulant, explique Stuart, parce qu’il est rempli d’aventures sonores. Même si certains sujets abordés sont difficiles, ils sont dominés par un sentiment de joie. On a retrouvé ce qu’on avait perdu à six, c’est-à-dire des idées, un désir, un feu. J’en profite pour dire que les Tindersticks n’ont jamais écrit une seule chanson sans espoir, même si celui-ci était parfois infime. »

The Other Side Of The World, aussi conté que chanté, est remarquable. Tout comme le superbe Boobar Come Back To Me qui pourrait bien être une chanson politique. Ou Pas. Et puis, il y a The Organist Entertains dont la forme de marche claudicante pour Bingos enfumés résonne de forts accents anglais. David, qui l’a composée, en nuance d’abord les parentés:  » Cela a davantage trait à mes frustrations sexuelles. Ce genre de musique sort de moi lorsque je suis légèrement désespéré (il sourit), que je constate que j’ai plus de quarante ans, que je vis en couple, que j’ai un enfant et qu’aller au lit le soir, signifie dormir… »

PASSEPORT SANS DATE DE PéREMPTION

Mais chassez l’Angleterre, elle revient quand même vous visiter, y compris David qui vit depuis dix ans à Prague:  » Bizarrement, je me sens davantage anglais aujourd’hui que lorsque j’habitais à Nottingham ou Londres. Alors que j’ai passé trente ans à prétendre que j’étais d’abord européen, je me rends compte que partir ailleurs signifie perdre une partie de son identité, et entraîne donc la nécessité de la préserver. Ce qui me manque le plus en Angleterre, c’est peut-être la part de moi qui y est restée à jamais, ma jeunesse… » C’est peut-être l’éthique et la radiographie des Tindersticks 2008: si loin, si près. Si atypiques dans une industrie tellement formatée qu’elle en devient souvent grotesque. Bien sûr, le groupe ne reconnaît plus son Nottingham natal transformé en shopping mall géant. Bien sûr, il s’étonne lui-même d’avoir survécu si longtemps en-dehors du mainstream rock, mais la qualité de sa nouvelle musique constitue un passeport sans date de péremption. Il faut écouter Boobar ou Mother Dear, ce dernier d’une même beauté dantesque, dangereuse, équilibriste. Un peu d’orgue lancinant, les soupirs de Stuart, quelques démangeaisons rythmiques et puis une guitare à la Marc Ribot, parachutée du blues. Deux fois rien, l’essentiel quoi.

Hungry Saw, chez Beggars Banquet/V2. En concert le 2/05 au Cirque Royal en ouverture des Nuits Botanique. www.tindersticks.co.uk

TEXTE PHILIPPE CORNET

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