Short cuts

Avec cette compilation de ses meilleurs strips, Derf Backderf dresse Un état des lieux grinçant d’une Amérique qui marche sur la tête. Drôle et pathétique.

En 2013, l’Américain Derf Backderf faisait une entrée fracassante en territoire francophone avec le récit flippant et poignant de la jeunesse du célèbre tueur en série Jeffrey Dahmer ( Mon ami Dahmer). Un « monstre » que le dessinateur a côtoyé au lycée et auquel il rendait sa part d’humanité en brossant le portrait d’un ado mal aimé.

Un an plus tard, cet héritier de Crumb signait un manifeste underground hilarant autour d’un personnage lui aussi bien barré mais inoffensif et inventé de toutes pièces cette fois: Otto Pizcock, alias le Baron ( Punk rock & mobile homes). Sauvage et iconoclaste.

Suivra en 2015 Trashed, dans lequel Backderf renouait plus ouvertement avec la veine autobiographique, s’inspirant largement de son expérience… d’éboueur pour se glisser dans la peau d’un nouveau venu dans le ramassage des poubelles. Un poste d’observation privilégié sur  » le trou du cul du libéralisme » servi avec ce mélange de réalisme et de dérision qui fait mouche.

Trois albums hautement recommandables mais plus rien depuis… Un silence rompu aujourd’hui, non avec du neuf mais avec une anthologie de ses meilleurs strips publiés entre 1990 et 2014, d’abord à Cleveland, ensuite un peu partout dans le pays et jusqu’au Canada.

Contes de la folie ordinaire

Comme l’indique le titre, tout est vrai dans ces mini- histoires glanées par l’auteur lui-même ou colportées par  » des amis de confiance« . On pourrait craindre le recyclage éditorial opportuniste si le résultat ne révélait une nouvelle facette de son talent pour saisir sur le vif les instants d’égarement, de folie ou d’absurdité de ses semblables.

Pliées à quelques rares exceptions près (dont l’hilarant La Chaussette autour d’un chien qui a la manie d’en avaler) en quatre cases, ces saynètes lacèrent la banalité comme on arrache des lambeaux de papier-peint. Tantôt absurdes, tantôt baroques, tantôt borderline, tantôt franchement inquiétants, ces 200 instantanés (du bibliothécaire qu’on appelle pour demander l’heure qu’il est au SDF qui vend de « l’art » fait maison en passant par le type obèse qui s’est endormi sur son chariot de courses) composent un portrait bigarré, zarbi et tendre d’une humanité qui n’est plus à une contradiction près, ni à une indécence près non plus d’ailleurs. Quand elle n’a pas carrément pété une durite. À l’image de l’un des rares personnages récurrents (hormis Derf Backderf lui-même), un jeune psychotique incapable de faire un geste banal (monter dans un bus par exemple) et qui ressasse en boucle ces deux mots: « La pression ». Ses terrains de chasse? Les allées des centres commerciaux, les bureaux, les queues dans les administrations et surtout les trottoirs de quartiers louches, refuge de tous les allumés de service. Puissamment politique, ces capsules sont sauvées du désespoir absolu par l’humour et l’empathie découlant d’un trait puissamment expressif dont on voit ici l’évolution sur 25 ans. D’abord haché et indécis, il gagne petit à petit en percussion et maîtrise, scalpel planté dans l’âme tordue de cette Amérique invisible.

Short cuts

True Stories

De Derf Backderf, éditions çà et là, 200 pages.

7

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