Secrets de familles

Dans son premier livre, Garth Risk Hallberg dynamitait la forme du roman pour radiographier la famille américaine. Audacieux et vertigineux.

Vies et moeurs des familles d’Amérique du Nord

De Garth Risk Hallberg, éditions Plon, traduit de l’anglais (États-Unis) par Elisabeth Peellaert, 144 pages.

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Il a déboulé l’an passé sur la scène littéraire comme un boulet de canon. Auréolé du titre encombrant de roman le plus cher de l’Histoire (deux millions de dollars déboursés par les éditions Knopf), son City on Fire réunissait tous les ingrédients pour devenir champion du monde dans la catégorie reine des poids lourds: une intrigue tortueuse, des personnages en perdition, des thèmes à fort quotient émotionnel, le New York dépravé et à bout de souffle des années 70 pour décor et personnage principal, le tout étiré sur plus de 1 000 pages flamboyantes. Soit le prototype du grand roman américain déconstruisant les mythes d’un empire en déclin, et qui aurait pu passer pour la dissertation trop brillante du premier de classe si une mélancolie sourde et poisseuse ne suintait des coutures.

La découverte aujourd’hui du premier roman de Garth Risk Hallberg, publié aux états-Unis en 2007 alors qu’il avait 29 ans, conforte cette impression diffuse que le romancier, avant d’être un bâtisseur de cathédrales, est d’abord un aventurier des lettres, plus proche de Richard Brautigan que d’Herman Melville. Pour faire le portrait de deux familles typiques de cette classe moyenne qui peuple les banlieues, ici les Hungate et les Harrison, il a choisi une forme expérimentale que ne renierait pas une Sophie Calle.

Pas de récit linéaire mais une succession d’impressions fugaces, de souvenirs douloureux ou d’états d’âme tenant en une phrase ou une page et traversant les pensées des protagonistes et de leurs voisins, chaque fois accompagnés d’une photo au charme suranné. Soit autant de pièces d’un puzzle à reconstituer dans l’ordre des mots clés de l’abécédaire (de « Adolescence » à « Vulnérabilité » en passant par « Charge fiscale », « Ennui » ou « Liberté ») ou le désordre des renvois suggérés sur la page de droite ou dans les légendes des images. Comme dans ces romans pour ados, le lecteur devient acteur d’une histoire où un drame -la mort inopinée de Frank Harrison- fait éclater le vernis des faux-semblants et déclenche son lot de catastrophes -divorce des Hungate, accident de leur fils Gabe…: en apparence deux familles bien sous tous rapports, en réalité des couples usés et des enfants mal dans leur peau, rongés par les trahisons, le manque d’affection et le sentiment de culpabilité.

Avec un sens poétique désarmant assaisonné d’une pincée d’humour (affleurant dans les légendes qui assimilent les préceptes de la vie moderne à des espèces vivantes, comme ici: « La vie d’un Consensus est fugace; en un seul jour, il éclot, s’accouple, se reproduit et meurt« ), Hallberg démonte la grammaire fictionnelle pour mieux la réinventer dans une forme éclatée perméable à l’évanescence. Les magnifiques photos (fournies par une ribambelle d’artistes) qui jalonnent le drame, de par leur dimension intemporelle, dilatent l’espace et chatouille la corde mélancolique. Se dégage de cette symphonie une sensation d’infinie clarté, comme dans ces cabinets de curiosités où les correspondances souterraines apparaissent au grand jour sans qu’il soit besoin de les surligner. Par ce procédé expérimental et cette prose métaphorique, Hallberg révèle des sensations qui sont déjà en nous, conférant une étonnante familiarité à ces destins brisés par une force étrange dont nous sommes les meilleurs instruments. Cruel et splendide.

LAURENT RAPHAËL

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