Loin des clubs enfumés, la musique électronique s’invite au Bozar. Une preuve supplémentaire de son émancipation. Et d’une forme de reconnaissance?

L’événement se déroulera du 20 au 22 mars prochains. Pendant trois jours, les velours rouges du palais des Beaux-Arts de Bruxelles accueilleront le premier Brussels Electronic Music Festival. De la techno au Bozar? Précisément. Les beats électroniques s’inviteront jusque dans la prestigieuse salle Henry Le B£uf. Là même où se déroulera deux mois plus tard la finale du Concours Reine Elisabeth. Difficile d’imaginer plus grand écart… En fait, depuis l’an dernier, le Bozar dispose de son DJ résident: Darko (lire plus loin). Celui-ci y a déjà importé ses fameuses soirées Statik, qu’il égrènait juste avant au Recyclart, lieu autrement plus trash et underground de Bruxelles. « C’est vrai, mais le Bozar est un lieu unique qui offre un tas de nouvelles possibilités. Je compte beaucoup sur l’impact que pourront avoir les murs du Palais. » Cela en dit évidemment pas mal sur la dynamique et l’ouverture d’une institution comme le Bozar. Mais peut-être plus encore sur le statut de la musique électronique qui trouve ici une légitimité, voire une caution culturelle qu’on lui a longtemps niée.

Mais comment aurait-il pu en être autrement? C’est qu’il faut du temps pour sortir de la marge. Car c’est bien là, au c£ur des années 80, que des musiques comme la house ou la techno sont nées: dans les boîtes noires gay, de Chicago pour la première, de Detroit pour la seconde. Et ce ne sont pas leurs racines disco, notamment, qui vont leur racheter un standing… On est bien loin des conservatoires, des musées ou même des salles de concerts. L’action se passe ici dans les clubs, où l’on se rend pour danser, (s’)oublier, suer, voire plus si affinités: le sexe n’est jamais très loin. Les drogues non plus. Dans les premiers reportages télé, on ne retient d’ailleurs que ça. Sans voir que derrière l’hédonisme acharné, un autre programme plus politique percole: affirmation des minorités, redéfinition de la relation entre l’artiste et le public, entre l’humain et les machines… Las, fin des années 80, les descentes de police se multiplient dans les boîtes. C’est une des raisons, mais pas la seule, pour lesquelles des soirées clandestines s’organisent petit à petit. Il y a eu le « summer of love » de 67, le grand élan hippie d’amour et de paix. Il y a aura un second « summer of love » en 88, avec la vague d’acid house envahissant l’Angleterre. Des fêtes sauvages sont organisées en plein champ, dans des domaines privés,… Jusqu’à ce que les autorités réagissent: en 92, une alinéa est insérée dans le Criminal justice act définissant la musique de raves comme une « musique faite de sons totalement ou principalement caractérisés par l’émission ou la succession de beats répétitifs ». Sur cette base-là, la police peut interdire tout rassemblement de plus de 100 personnes…

Cela dit, il reste toujours une solution de repli pour les fêtards les plus motivés: Ibiza. La démocratisation des prix des vols charters amène une nouvelle clientèle dans la fameuse île jet set. Encore aujourd’hui, elle représente une sorte de paradis du clubber. Avec tout ce que cela peut avoir de caricatural… Beautiful people au teint hâlé, clubs gigantesques, farniente sur beats paresseux… Ce n’est pas sur un coin de plage que l’aventure électronique va trouver la reconnaissance.

Barcelone the beat

Quoique. Après tout, c’est là aussi, sur le sable, que les toutes premières éditions du festival Sonar ont notamment trouvé refuge. Nous sommes toujours en Espagne. Mais à Barcelone cette fois-ci. Lancé en 94, le Sonar y a imposé un des rassemblements électroniques parmi les plus réputés au monde. Son créneau: montrer que la culture techno au sens large ne se limite pas à la rave dopée aux opiacés pour clubbers déchaînés. Georgia Taglietti a rejoint le festival dès 95 pour prendre en charge les relations presse: « L’idée était de créer un rassemblement pour les gens intéressés par la culture et la musique électroniques. On n’avait pas spécialement de modèle en tête, on voulait juste être un point de rencontre, au c£ur de la ville, puisque la culture électronique est liée à l’environnement urbain. A l’époque, le public et les artistes n’étaient pas nombreux et constituaient une niche. Mais comme aujourd’hui, ils étaient déjà impliqués dans le multimédia, les nouveaux médias, la musique par ordinateur, la musique contemporaine et d’autres formes créatives. » En 15 ans, la situation a naturellement évolué. Des 6 000 curieux de la première édition, l’affluence tourne aujourd’hui autour des 80 000 personnes. Sans compter les multiples soirées off qui se déroulent dans la ville au même moment. Ils sont d’ailleurs nombreux à regretter la dimension gigantesque qu’a pris l’événement. Le Sonar continue pourtant à explorer des nouvelles pistes. Il le fait notamment via sa programmation diurne. Localisé autour du Macba, le Musée d’art contemporain de Barcelone, le Sonar by day balaie les aspects plus visuels et/ou expérimentaux de la culture électronique.

Techno goes classic

La musique électro a donc appris à se doter de vitrines plus larges que celles que pouvaient lui offrir les clubs, même les plus réputés ou les plus avant-gardistes. Quitte parfois à quitter la piste de danse. Interrogé dans la somme Global Techno (Scali, 2007), Richie Hawtin, l’un des artistes électroniques les plus influents, expliquait:  » Ce n’est sûrement pas définitif, mais c’est une bonne chose pour son développement. Elle devient autonome, elle n’est plus esclave du dancefloor. Alors elle explore d’autres terrains pour mieux se réinventer. » Un des exemples les plus spectaculaires de cet état d’esprit a été livré l’an dernier par Carl Craig, musicien essentiel de la scène techno de Detroit. Avec l’Allemand Moritz Van Oswald, il a revisité des partitions signées Maurice Ravel et Modeste Moussorgski. Toujours inédit en Belgique, Recomposed bénéficie en outre de l’appui d’une maison prestigieuse: l’album est en effet sorti chez Deutsche Grammophon, LE label classique par excellence. Autre exemple: en 2005, F-Com, fleuron de l’électro française, sortait son premier album acoustique: celui de Maxence Cyrin, reprenant seul au piano des morceaux devenus des classiques de la culture électronique, comme le Windowlicker d’Aphex Twin. Titre de l’album: Modern Rhapsodies… Diplômé de la prestigieuse Juilliard School de New York, Francesco Tristano est un autre cas interpellant. Virtuose, il a aussi bien enregistré les Variations Goldberg de Bach que donné sa propre version du Strings of Life de Derrick May, morceau fondateur de la techno. On le voit, du chemin a été parcouru depuis les premières raves sauvages…

La techno serait-elle alors en train de s’embourgeoiser? « Pas plus que le jazz, le rock, le blues…, précise Darko. Et puis, ça ne me dérange pas dans le sens où ce que propose un festival comme le BEMF est, je pense, très qualitatif. » Agée aujourd’hui d’une trentaine d’années, la musique électronique possède aussi simplement un corpus, une histoire qu’elle n’avait pas avant. Georgia Taglietti du Sonar: « C’est vrai qu’on ne doit plus nécessairement prouver que la culture électronique ne se limite pas à la sortie du samedi soir. Mais cela reste important d’insister sur le fait que nous avons besoin de références culturelles et de regarder le passé pour comprendre ce qu’est la musique électronique, ce qu’elle a été, et ce qu’elle deviendra peut-être. » Il y a ainsi eu une vie avant celle des clubs enfumés. Avant de danser, la techno a même beaucoup pensé. Du minimalisme de Steve Reich à la musique concrète de Pierre Henry et Pierre Schaeffer, en passant par les contributions de Stockhausen, Cage… Autant de noms fameux de la musique contemporaine qui, eux, ont eu davantage accès aux hauts lieux traditionnels de la culture. Quelqu’un comme Schaeffer a compté pour élèves Jean-Michel Jarre, et l’£uvre de Stockhausen était au menu de la Kunstakademie de Düsseldorf où se sont rencontrés Florian Schneider et Ralf Hütter. Quelque temps plus tard, ils fonderont Kraftwerk. Et le groupe de pionniers allemands de l’électronique de trouver écho jusque dans le Bronx ou les ghettos noirs de Detroit. La boucle est ainsi bouclée. Un minimum quand il s’agit de musique électronique… l

Texte Laurent Hoebrechts

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