AVEC JIMMY’S HALL, KEN LOACH CLÔT UN DIPTYQUE ENTAMÉ AVEC THE WIND THAT SHAKES THE BARLEY, REPLONGEANT DANS L’HISTOIRE DE L’IRLANDE POUR SIGNER UN FILM GÉNÉREUX.

Dix-sept sélections à Cannes, on serait blasé à moins. Pas Ken Loach, qui à 77 ans, dont 50 passés derrière la caméra (il réalisait des épisodes des séries Teletale, Z Cars et Diary of a Young Man dès 1964!), a su préserver cette générosité qui est aussi le nerf de son cinéma. Venant après le léger The Angel’s Share et un Spirit of 45 qui rappelait son attachement indéfectible à ses idéaux de gauche, Jimmy’s Hall (lire critique page 24) renoue avec le volet irlandais de sa filmographie, reprenant l’Histoire en 1932, dix ans plus loin qu’il ne l’avait laissée dans The Wind That Shakes the Barley (Le vent se lève). « L’intention n’était pas, à l’époque de ce dernier, de tourner un deuxième film. Mais l’histoire de Jimmy Gralton nous montre ce pays tel qu’il était devenu dix ans plus tard, et comment les espoirs qu’avaient nourris les petits gens pendant le combat pour l’indépendance avaient pu s’envoler: les riches étaient toujours au pouvoir, et l’Eglise exerçait le contrôle, mettant à mal l’idée d’une société équitable… »

Masters and pastors

Inspiré d’une histoire vraie, le film commence lorsque, de retour d’un exil de dix ans aux Etats-Unis, Jimmy Gralton, mû par des idées progressistes et pressé par les jeunes du comté de Leitrim, décide de rouvrir le « Hall », un foyer accessible à tous où l’on danse au rythme où l’on refait le monde. L’endroit, aussi, autour duquel vont bientôt se cristalliser les enjeux de l’époque -du pain bénit pour Loach (si l’on veut bien nous passer l’expression, s’agissant d’un film dénonçant entre autres la collusion entre l’Eglise et le pouvoir économique). « C’est une histoire extraordinaire. Il ne s’agit jamais que d’une petite salle de danse, au beau milieu du pays, et l’on pourrait croire que cela n’a aucune importance. Et pourtant, tant le pouvoir de l’Etat que celui de l’Eglise seront bousculés. Qu’est-ce qui se jouait là-bas de si crucial? Voilà la question qui nous a intrigués, Paul Laverty (co-scénariste attitré de Ken Loach, ndlr) et moi. En plus des implications contemporaines que l’on pouvait y trouver. »

Haut les coeurs, semble ainsi nous crier le cinéaste, refusant l’idée d’une gauche défaillante dans un film où s’exprime, une fois de plus, sa conscience politique aiguisée. L’histoire de Gralton a, de fait, une résonance multiple. « Les méthodes pour museler et contrôler les gens n’ont parfois guère évolué, observe-t-il: voyez, alors même que nous sommes installés ici à discuter, ces lycéennes qui se font kidnapper au Nigéria parce qu’elles veulent un accès à l’éducation, et qu’une Eglise leur dénie ce droit. Et cette fille au Pakistan, qui a pris une balle dans la tête pour être allée à l’école. Ou l’artiste Ai Weiwei, dont l’atelier a été détruit comme prix de son opposition au gouvernement chinois. Ou encore Chelsea Manning, emprisonnée aux Etats-Unis après avoir révélé les agissements des USA en Irak. Le combat afin de trouver un espace pour la libre expression des idées, et la menace qu’il représente pour ceux qui veulent nous contrôler, est un sujet tout à fait contemporain. » Quant aux « masters and pastors » dont Gralton va faire vaciller le pouvoir, Loach a tôt fait d’en identifier les descendants: « Les grandes entreprises sont désormais les maîtres, et les pasteurs sont les médias, j’imagine, et ceux qui les contrôlent, les Murdoch et les Berlusconi. Les maîtres, ce sont les multinationales, qui échappent au contrôle démocratique, et leurs politiciens, comme l’Union européenne, pour qui tout doit être permis, et notamment de faire basculer les services publics dans le giron du privé… Résultat: en Grande-Bretagne, par exemple, les services prenant en charge les jeunes enfants placés passent de l’Etat à des sociétés privées. Quelle sorte de monde avons-nous donc créé, où l’on ne peut veiller sur nos propres enfants sans que cela ne génère un profit? »

Un rebelle avec une cause

Ken Loach a le verbe haut, à la mesure d’une indignation légitime. Si sa fibre sociale ne semble pas devoir se démentir, elle adopte, dans Jimmy’s Hall, des teintes multiples. La lutte s’y nourrit d’humour et même d’humeur festive, la danse apparaissant comme une manifestation de la liberté, le film vibrant par ailleurs d’un élan romantique singulièrement émouvant: « J’ai croisé quelques hommes de la trempe de Jimmy Gralton dans mon existence. Ils sont viscéralement attachés à une cause: une fois mordus par le virus politique, ils restent des activistes pour la vie. Avec aussi les sacrifices que cela peut impliquer… » Un rebelle avec une cause, que le cinéaste embrasse avec détermination, qui confie encore: « Je pense que l’espoir subsiste toujours quelque part, même dans les heures les plus sombres. »

Difficile, à l’entendre, d’apporter quelque crédit à la rumeur colportant que Jimmy’s Hall pourrait être son dernier film. Et en effet, Loach concède l’avoir annoncé de manière peut-être inconsidérée: « C’était juste avant de commencer le tournage de Jimmy’s Hall, et nous étions tous épuisés par la préproduction. La perspective d’entendre le réveil sonner tous les matins à 5 h 30 pendant les deux mois à suivre me décourageait. Voilà pourquoi j’ai déclaré ne plus vouloir vivre ce genre d’expérience. Mais comme toujours, on vient à bout du tournage en un seul morceau, et on se dit qu’on va peut-être se laisser tenter encore une fois. Je ne sais pas, on verra après la coupe du monde de football… (rires) » Question de priorités: Loach n’a pas réalisé pour rien Looking for Eric et Happy Ending, sa mémorable contribution à Chacun son cinéma

ENTRETIEN Jean-François Pluijgers, À Cannes

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