Roméo Poirier

"J'ai toujours été fasciné par les records d'apnée, ceux de Jacques Mayol, ou l'univers marin vu sur les vieilles cassettes enregistrées sur Canal+. Et puis, j'ai voulu casser ce fantasme autour de l'eau et je suis devenu maître-nageur." © PHILIPPE CORNET

Strasbourgeois installé à Bruxelles, Roméo Poirier immerge son nouvel album, Hotel Nota, dans une infinie mer d’aquasons, ressacs samplés compris.

Il arrive avec un sac à dos inhabituel, grande gabardine noire pliée pour affronter les éléments. Et il en sort le matériel du jour: tabac à cloper et pressage vinyle de son beau disque. Sur le label Sferic de Manchester, dix plages instrumentales qu’on pourrait, la fainéantise faisant foi, qualifier de séduisant ambient, si ces morceaux ne donnaient l’impression d’être aussi une collection d’organismes (musicaux) vivants. Des tribus amies amibes, mémoires amniotiques réactivées, soubresauts de vagues de sequencers, à même de raconter des marées émotionnelles. Pas seulement guidées par les bidouillages de bidouillages -on y vient- mais par le parcours, déjà touffu, d’un jeune homme de 32 ans. Et alors le sac, Roméo? Garanti waterproof:  » Si tu es un employé ou un homme d’affaires, tu peux par exemple mettre ton costard dedans et descendre à la nage une rivière jusqu’à ton boulot en maillot de bain. Et puis récupérer tes fringues totalement sèches et te changer ». On n’a pas promis d’essayer mais on a préféré plutôt remonter le fil biographique du fleuve Poirier. Né à Strasbourg le 29 février 1988:  » Comme Superman je crois (sourire) . Donc, j’ai déjà un anniversaire biaisé, tous les quatre ans. J’ai plusieurs temporalités, celle comme tout le monde et puis, celle divisée en quatre. Ça m’amuse ». Roméo est le fils unique d’une mère artiste et d’un père, Philippe, entre autres connu pour son implication dans Kat Onoma, comme parolier, sax, guitariste et vocaliste. Groupe strasbourgeois créé en 1980, au départ expérimentalo-punk et qui, avec le temps et la présence notable de Rodolphe Burger -futur collaborateur de Bashung et Higelin-, crée un corpus musical français plutôt insulaire. En 2020, Roméo croise d’ailleurs toujours la route de ses glorieux aînés, partageant des moments musicaux live ou même studio avec son propre père ou avec Burger, passant aussi dans le studio isolé de ce dernier en pleine cambrousse alsacienne de Sainte-Marie-aux-Mines. Et pas en sorcier des bidouillages électroniques mais en tant que batteur, fruit mûr d’une vraie formation rythmique.

Maître-nageur

Roméo Poirier débute son apprentissage avec les Percussions de Strasbourg, école plus que sérieuse, inaugurée au tout début des années 60 et portant une idée viscéralement contemporaine des musiques. Dans la foulée de Pierre Boulez qui a suscité sa création. Roméo y plonge,  » de neuf à treize ans et ça me plaît, avec quand même une certaine réticence à aller aux cours ». « Et puis, il y avait la discipline, par exemple, celle de se mettre chaque jour face à un miroir à la maison et de voir comment et où, s’arrêtaient les baguettes sur la caisse claire et la demi-douzaine de tambours. C’était bien: ma voisine, prof de piano, était sourde. » Tout cela aussi avec une courte traversée de pont qui mène en Allemagne et le territoire alsacien balancé entre la France et le teuton voisin.  » Je viens d’un mélange de choses, j’ai de la famille allemande. Et puis l’identité alsacienne est particulière, ayant développé entre autres son propre dialecte. » Roméo a habité une  » île entourée d’eau » au coeur même de Strasbourg, peut-être pas une coïncidence puisque depuis toujours , Poirier est attiré par la mer, l’océan:  » Dans le morceau Thalassocratie qui ouvre l’album (Hotel Nota, lire la critique en page 41) , il est question du pouvoir que l’homme pense avoir sur le littoral. C’est une zone géographique que je prends comme point de départ. J’ai toujours été fasciné par les records d’apnée, ceux de Jacques Mayol, ou l’univers marin vu sur les vieilles cassettes enregistrées sur Canal+. Et puis, j’ai voulu casser ce fantasme autour de l’eau et je suis devenu maître-nageur. »

Vortex

Après quelques groupes pop à Strasbourg, histoire de faire ses armes de multi-instrumentiste, étudiant un temps le cinéma, Roméo arrive à Bruxelles voici cinq ans. Un coup de tête mené avec trois copains, histoire d’échapper à un certain provincialisme alsacien.  » On est arrivés à Bruxelles sans avoir de plan ni de boulot. Et puis là, il y a eu le boulot de maître-nageur où tu passes ta journée à regarder des gens entrer dans l’eau et en sortir. Notamment au Neptunium à Schaerbeek. En fait, tu appréhendes un danger potentiel et ce, dans un espace donné. À la limite, c’est une transe, une façon de sentir le monde depuis le cadre d’un bassin. J’ai toujours été timide et là, au Neptunium, microcosme de tout un quartier avec des nageurs venant de toutes les cultures, je me suis rapproché des gens. » Roméo y bosse deux petites années, s’arrête  » vers 2017″, quand le lieu s’immobilise pour travaux, et trouve ensuite un autre job de maître-nageur à Bozar qui, à l’été 2017, installe une mini-piscine en extérieur, juste à côté du vieux bâtiment d’Horta. « Un container de 6 mètres sur 3, assez ridiculement petit, mais assez intéressant, rigolo, en l’absence de piscine publique en plein air à Bruxelles… » Tout cela imprègne le destin de Roméo, qui a déjà pris l’habitude d’une méthode de travail particulière:  » Depuis longtemps, je fais des morceaux, y compris des boucles à la guitare initialement sur des disquettes. Et donc, mon principe est de sampler les créations précédentes, de les remanger avec un outil de processus d’ordinateur, de zoomer dans le son d’un morceau, de pitcher des bouts, de les repitcher, de les étirer. Et de trouver l’occasion de faire un truc accidentel qui va créer un mouvement, un feedback permanent. Et puis l’accident trouvé, je vais rajouter des accords, d’autres samples, des trucs pris au téléphone et aussi de la trompette, dont je joue ». Et donc, voilà ce que Roméo utilise: « Des nano-synthétiseurs arpégiateurs, sequencers , un processus de sampler et de resampler dans une sorte de vortex. Je donne à manger à mes machines et puis, elles vont déclencher des résultats, plus ou moins par hasard. Je ne contrôle pas tout. D’où un son ni lisse ni nickel, mais texturé: chaque sonorité ramène à une sorte d’historique de moments traversés. Il y a là quelque chose qui tient de l’équilibre-déséquilibre constant, comme si tu avançais sur un chemin qui bouge un peu, ou comme si tu avais une jambe plus courte que l’autre. Mais sur lequel tu continues de marcher quand même. »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content