CONNU POUR SON CINÉMA CONTEMPLATIF ET HALLUCINÉ, APICHATPONG WEERASETHAKUL EST AUSSI UN ARTISTE ENGAGÉ. RETOUR SUR L’ÉVOLUTION DE SON TRAVAIL ET SUR LE RÔLE QUE LA SITUATION POLITIQUE DE SON PAYS Y JOUE.

« Cemetery of Splendour est un film très personnel. Beaucoup plus axé sur l’émotion, et moins sur l’expérimentation que mes précédents travaux. Avant, j’aimais me fixer des règles, des contraintes, pour stimuler ma mise en scène. Maintenant je n’ai plus besoin de ça. J’ai presque eu l’impression de refaire un premier film« , commence-t-il par expliquer. C’est aussi cette quête de simplicité, d’un certain retour aux sources, qui a poussé Apichatpong Weerasethakul à tourner pour la première fois dans sa ville natale de Khon Kaen, dans le nord-est de la Thaïlande. « J’étais parti depuis 20 ans et j’ai été choqué de voir à quel point la ville avait changé. J’ai voulu fixer certains paysages de mon enfance tant qu’ils étaient encore là.  »

Mais la nostalgie n’est pas le seul facteur à l’avoir motivé: « Il est très difficile pour un cinéaste thaïlandais de filmer en dehors de la capitale, cela ne se fait pas. Mais le poids de la censure à Bangkok m’a décidé à m’éloigner.« La situation qu’il observe alors le désespère. En plus de l’industrialisation brutale de la région, ses habitants sont fortement angoissés. « Le climat politique est très instable. Personne ne peut dire à quoi ressemblera la vie dans quelques années. Les gens ont besoin de s’évader et pour cela ils méditent beaucoup. Il m’a semblé que je pouvais exprimer cette idée dans le film à travers la thématique du sommeil. Dormir c’est s’échapper dans une autre réalité.  »

Cette dimension politique de l’oeuvre de Weerasethakul n’est pas forcément aisée à appréhender pour le spectateur occidental, mais pour le cinéaste, elle est capitale. « Vous n’êtes pas obligés de connaître la situation de la Thaïlande pour apprécier le film, mais il est certain que pour moi il naît de la peur et du chagrin devant l’état de mon pays. Depuis quelques années nous vivons coups d’Etat sur coups d’Etat et à chaque fois le régime se durcit. La population ressent un grand sentiment d’incertitude, de suffocation. Mais je ne veux pas rendre compte de cela à travers un film violent. J’essaie plutôt de partager mon point de vue avec une certaine forme d’humour, d’ironie.  »

Ajustement du comportement

Ainsi, au fil de la conversation, le réalisateur dresse, sans qu’on ait besoin de le pousser, un portrait très dur de son pays. Plus dur que ce que ses films nous donnent à voir. « En Thaïlande, on ne peut pas parler du gouvernement, de la religion, de l’armée, de la monarchie et bien sûr pas de la sexualité. Alors quel thème reste-t-il à aborder? Souvent je me demande si je suis réellement un artiste, car ma parole n’est pas libre. En rentrant au pays, je sais que je serai interrogé par la police rien que pour vous avoir parlé. Ils appellent ça des « séances d’ajustement de comportement ». Mes amis et moi, on a l’habitude maintenant. Ils vous enferment parfois des jours entiers, jusqu’à ce que vous signiez une déclaration disant que vous n’allez pas participer à des actions politiques. Sans quoi ils bloquent vos comptes en banque. Alors on signe. »

De telles paroles font froid dans le dos et renvoient soudain ce réalisateur expérimental du côté d’un cinéaste militant comme Jafar Panahi, encore une fois interdit de quitter le territoire iranien pour recevoir son Ours d’Or à Berlin cette année. La reconnaissance internationale de Weerasethakul le protège-t-elle d’une telle menace? « Non, je ne crois pas. En Thaïlande j’ai une petite notoriété, mais je suis loin d’être une star. Si le gouvernement voulait me mettre en prison, je ne crois pas que c’est la Palme d’Or (obtenue en 2010 pour Oncle Boonmee, ndlr) qui l’arrêterait! J’ai reçu beaucoup de menaces, par courrier, sur Facebook… Des menaces de mort venant notamment de gens très religieux. Pourtant je ne considère pas mes films comme des films politiques. Ils sont seulement l’expression de ma personnalité. » On peut dès lors légitimement se demander si le réalisateur a pensé à s’exiler pour libérer enfin sa caméra. « Non, répond-il sans hésiter, car pour moi ça n’aurait pas de sens de filmer un lieu où je n’ai pas d’attaches. »

Engagé pour une Thaïlande plus démocratique, Weerasethakul met sans relâche en scène des personnages dont les désirs deviennent réalité. Mais dans Cemetery of Splendour il le fait avec une retenue qui témoigne de son besoin de concret. « Rêver les choses, en parler sans cesse comme le font les personnages du film, ça ne suffit pas à les rendre réelles, explique le cinéaste. C’est ce genre de raisonnement irrationnel qui fait que la religion existe encore!« conclut-il, certain de se faire de nouveaux amis en haut lieu.

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