LE CINÉMA EST ENTRÉ EN RÉSISTANCE À LA FAVEUR DU 69E FESTIVAL DE CANNES. MAIS SI, EN COURONNANT KEN LOACH, LE PALMARÈS REFLÈTE CET ENGAGEMENT, IL NE REND QUE PARTIELLEMENT COMPTE DE LA RICHESSE DE CETTE ÉDITION. ANALYSE.

Le verre à moitié plein, ou à moitié vide? Répétée à pratiquement chaque festival de Cannes, la question s’est encore posée avec acuité lors d’une 69e édition dont le palmarès ne reflète que fort partiellement la richesse et les coups d’éclat, tout en soulignant l’une de ses tendances lourdes, celle d’un cinéma de résistance trouvant dans le I, Daniel Blake de Ken Loach, palmé pour la seconde fois dix ans après The Wind that Shakes the Barley, un étendard naturel. Le cinéaste britannique ne s’y est d’ailleurs pas trompé qui, recevant son prix des mains de George Miller, s’est exclamé dans un élan lyrique: « Il faut dans cette période de désespoir rapporter l’espoir. Dire qu’un autre monde est possible et même nécessaire. »

Enoncé par Alain Guiraudie, cela donne Rester vertical, premier film de la compétition qui donnait le la d’une sélection dont l’on se plaira à souligner, ici, la qualité d’ensemble. N’étaient, bien sûr, les pensums boursouflé d’un Sean Penn (The Last Face) ou hystérique d’un Xavier Dolan (Juste la fin du monde); réserve à laquelle on ajoutera celle ayant trait au cinéma français, représenté en compétition par quelques baudruches vite dégonflées, Ma loute de Bruno Dumont, et Mal de pierres de Nicole Garcia en particulier. Cela, alors que le Voir du pays des soeurs Coulin était confiné à Un Certain Regard, et que l’on se demande encore où sont restés les Réparer les vivants de Katell Quillévéré, ou autre Nocturama de Bertrand Bonello. Ceci posé, Cannes 2016 n’a pas trahi sa vocation de baromètre du cinéma d’auteur, avec ses révélations -les formidables Toni Erdmann, de l’Allemande Maren Ade, ou Aquarius, du Brésilien Kléber Mendonça Filho-, ses confirmations (Jeff Nichols avec Loving, Andrea Arnold avec American Honey), et jusqu’à la forme d’aboutissement trouvée par Jim Jarmusch avec Paterson, film haïku injustement oublié à l’heure de la distribution des prix, au même titre d’ailleurs que la Julieta d’un Almodovar en veine mélo. A quoi l’on greffera une tendance esthétique actée par le festival, celle d’une présence toujours plus grande du cinéma de genre, s’invitant en compétition par l’entremise de Paul Verhoeven (Elle), Park Chan-Wook (Mademoiselle) ou Nicolas Winding Refn (The Neon Demon), et « contaminant » des oeuvres d’abord a priori plus classique, comme l’Aquarius susnommé, le Personal Shopper d’Olivier Assayas, ou encore La fille inconnue des frères Dardenne, avec ses inclinations de thriller.

Les dégradés de la crise

S’agissant de ses thématiques, cette 69e édition que l’on attendait érotique (une dimension reléguée, pour l’essentiel, dans les marges du film de genre, de Park Chan-Wook à Refn, même si les oeuvres de Guiraudie et Filho affichent une sexualité libérée) a surtout décliné l’ensemble des dégradés de la crise: sociale, morale ou encore intime, refusant toutefois d’y voir une fatalité. On en veut pour preuve que les écrans cannois se sont ouverts comme rarement à la comédie, dont les accents se sont fait entendre de Toni Erdmann à Elle, sans même parler de la farce sur fond de lutte des classes de Bruno Dumont, ou de l’humour oblique d’un Jarmusch.

Rester vertical, donc, postulat affirmé d’entrée de festival par Guiraudie, dont le scénariste en panne d’inspiration se refuse à la déchéance sociale, pour ensuite trouver un écho amplifié au gré de la sélection. Ainsi, le facétieux Toni Erdmann tente-t-il de détourner sa fille des sirènes du néolibéralisme qui l’ont vue solder jusqu’à son âme; Clara, l’héroïne d’Aquarius, s’oppose-t-elle, opiniâtre, à l’immobilière sans scrupules tentant de l’expulser, avec ses souvenirs, de son appartement à front du littoral de Recife; le couple mixte de Loving s’élève-t-il, discrètement, contre les lois ségrégationnistes l’empêchant de vivre son amour comme il l’entend dans l’Amérique des années 50; l’adolescente de American Honey choisit-elle l’errance aléatoire d’une bande de vendeurs au porte-à-porte pour entretenir sa part de rêve américain; la maman de Ma’Love recourt-elle à divers expédients pour tenter de maintenir sa famille à flot dans la jungle de Manille; la fille de Baccalauréat s’affranchit-elle des compromis inacceptables d’une Roumanie dépressive. Et jusqu’à Daniel Blake, bien sûr, un homme contraint par les vicissitudes de l’existence à solliciter une pension d’invalidité, et se heurtant à une bureaucratie inique et kafkaïenne. A quoi il va opposer dignité, humanité et même panache, culminant lors d’un happening improvisé. I Fought the Law, semble-t-il nous signifier, et siles amateurs du Bobby Fuller Four et de Clash connaissent la fin de l’histoire, le festival y a apporté un correctif sous la forme d’une Palme d’or qui est aussi un choix politique.

La famille, le couple et l’individu

L’autre front arpenté par la programmation est domestique, et se déploie en cercles concentriques embrassant la famille, le couple et l’individu. Famille d’abord: Ma loute rejoue la lutte des classes en confrontant, dans le Nord de la France en 1910, une famille de pêcheurs anthropophages à une lignée de bourgeois décadents, la dégénérescence comme ligne d’horizon. Star, l’ado d’American Honey, se détourne de sa famille dysfonctionnelle pour s’en trouver une autre de substitution, avec qui balayer le paysage du Midwest. La solidarité familiale est au coeur de Ma’Rosa de Brillante Mendoza, comme de Loving, de Jeff Nichols. Et Sieranevada, du Roumain Cristi Puiu, comme Juste la fin du monde, de Xavier Dolan rejouent une pièce inépuisable, le repas de famille. Couple ensuite: il se cherche chez Woody Allen (Café Society),vit en parfaite harmonie chez Jim Jarmusch (Paterson) ou Jeff Nichols encore (Loving), se redessine chez Park Chan-Wook (Mademoiselle), se solde chez Joachim Lafosse (L’Economie du couple),se déchire chez Sean Penn (The Last Face), se fissure chez Asghar Farhadi (Le Client).

Reste alors l’individu qui, bien souvent, se retrouve seul à imprimer sa marque sur le fil(m) de l’histoire. C’est là le lot du protagoniste de Rester vertical confronté à la désagrégation du lien social, comme du fils revenu affronter sa famille dans Juste la fin du monde; du gamin du lumineux Fais de beaux rêves de Marco Bellocchio, comme, bien sûr, du Daniel Blake de Ken Loach, s’employant pour sa part à esquisser de nouvelles solidarités. De façon significative, cette figure solitaire se décline toutefois le plus souvent au féminin. Elles sont nombreuses en effet, à se réapproprier leur destin, réinventant le sens de leur existence, affranchies croisées sous toutes les latitudes. Les héroïnes d’aujourd’hui et de demain ont ainsi les traits d’Ariane Labed dans Voir du pays, Adèle Haenel dans La Fille inconnue, Kristen Stewart dans Personal Shopper, Elle Fanning dans The Neon Demon, Isabelle Huppert dans Elle, Marion Cotillard dans Mal de pierres, Jaclyn Jose dans Ma’Rosa, Emma Suarez dans Julieta, Maria Dragus dans Baccalauréat, Sasha Lane dans American Honey, Sonia Braga dans Aquarius, et l’on en oublie. Mais si Cannes 2016 avait assurément « du clito », pour reprendre l’expression d’Houda Benyamina, Caméra d’or pour Divines, le jury n’y a pas trouvé de raison suffisante pour couronner une réalisatrice. Et tant pis pour Maren Ade ou Andrea Arnold, qui laissent Jane Campion seule sur son île, unique femme à avoir remporté la Palme d’or en 69 éditions du festival…

TEXTE Jean-François Pluijgers, À Cannes

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