QUATRE ANS APRÈS TWO LOVERS, JAMES GRAY VIENT DE METTRE LA DERNIÈRE MAIN À LOWLIFE, SON CINQUIÈME OPUS, SITUÉ DANS LE NEW YORK DES ANNÉES 20. JURÉ AU FESTIVAL DE MARRAKECH, IL EN A PROFITÉ POUR LEVER UN COIN DU VOILE SUR L’UN DES FILMS LES PLUS ATTENDUS DE 2013.

Des films, des pointures et la possibilité de la douceur: voilà une douzaine d’années maintenant que Marrakech dispense ses charmes généreux auprès des cinéphiles. Aux découvertes –Rhino Season de Bahman Ghobadi, A Hijacking de Tobias Lind-holm ou Una Noche de Lucy Mulloy, comptent parmi celles de 2012-, le festival ajoute la présence d’invités de prestige, qu’ils soient l’objet d’hommages, comme Isabelle Huppert ou Zhang Yimou, venus dispenser une leçon de cinéma (on lira par ailleurs des extraits de celle de Darren Aronofsky), voire encore jurés, l’aréopage conduit cette année par John Boorman comptant notamment en son sein Gemma Arterton, Sharmila Tagore ou Lambert Wilson; du beau monde, en tout état de cause. C’est également au titre de membre du jury que James Gray avait fait le déplacement du sud marocain. On ne présente plus le cinéaste new-yorkais, auteur de quatre films à peine en 18 ans -mais quels films!- qui, de Little Odessa à Two Lovers en passant par The Yards et We Own the Night, ont imposé une vision singulière de l’Amérique, tout en sondant l’âme humaine comme peu d’autres -de quoi en faire l’héritier objectif d’un Francis Ford Coppola.

Retour à Ellis Island

Après quatre ans de silence, et notamment une tentative avortée d’adapter The Lost City of Z de David Grann, Gray vient de terminer son cinquième long métrage, dont c’est peu de dire qu’il est fort attendu. Si le site de référence Imdb parle de The Nightingale, c’est sous le titre Lowlife qu’il devrait sortir sur les écrans courant 2013, encore que la question soit toujours pendante. James Gray s’y aventure en territoire inédit, puisque le film a pour cadre le New York des années 20, et raconte le drame de Ewa, une jeune femme qui, à peine débarquée à Ellis Island de sa Pologne natale, est séparée de sa soeur. Et va se retrouver plongée dans les bas-fonds de Manhattan, ballottée entre deux hommes, un souteneur et un magicien, Marion Cotillard, Joaquin Phoenix et Jérémie Renner composant ce trio insolite. « Tout a commencé lorsque mon frère et moi avons retrouvé de vieilles diapositives prises par mon père pendant les années 70, explique James Gray, installé dans un salon de la Mamounia. Certaines de ces photos avaient été prises alors que nous nous étions rendus à Ellis Island. Si celle-ci est aujourd’hui devenue une sorte de musée de l’immigration et que tout y a été restauré, à l’époque, en 1976, rien n’avait changé depuis sa fermeture, des dizaines d’années plus tôt. A tel point qu’il y avait encore des formulaires d’immigration qui traînaient sur le sol, comme si des fantômes étaient restés là.  » Et James Gray de se remémorer son grand-père qui, arrivé aux Etats-Unis par Ellis Island en 1923, éclatera en sanglots à la vision de ce spectacle quelque 50 ans plus tard.

Troublé, le réalisateur commence à se documenter sur le sujet, jusqu’à tomber sur une histoire qui accroche son attention, autour de femmes débarquées seules à Ellis Island ou dont les familles avaient été séparées, et contraintes à divers expédients pour pouvoir entamer leur aventure américaine. « Je n’avais jamais vu cette histoire au cinéma. Des ancêtres directs de 40 % de la population des Etats-Unis sont passés par Ellis Island, mais cet endroit ne figure que dans une poignée de films: il y a la scène d’ouverture du deuxième volet du Parrain, de Francis Ford Coppola, et la fin de America America de Kazan, et c’est pour ainsi dire tout. A force de recherches, cette histoire a gagné en richesse: elle est devenue une sorte d’histoire d’amour sur arrière-plan historique dans laquelle je pouvais me retrouver. » Et pour cause, puisqu’on retrouve encore là quelques-uns des thèmes qui irriguent le cinéma de James Gray, un auteur dont l’oeuvre vibre au rythme de conflits familiaux larvés, tout en faisant de ses protagonistes les outsiders d’un monde qui leur échappe.

S’il se refuse à trouver un fil rouge de sa filmographie, le cinéaste concède que sa femme lui prête « une obsession pour les classes sociales. J’imagine donc que c’est le cas », sourit-il avant d’évoquer son expérience d’enfant ayant grandi dans une banlieue populaire située à deux pas de quartiers huppés de New York. « Peut-être les classes sociales sont-elles aussi devenues un de mes pôles d’intérêt parce que c’est quelque chose dont on ne parle guère dans la vie américaine. On voudrait nous faire croire qu’elles n’existent pas dans ce pays, alors que c’est naturellement faux. Il s’agit à mes yeux d’un déterminant majeur de notre personnalité, et de la manière dont nous nous comportons et agissons. Non que le cinéma américain ait toujours été dépourvu de références de ce type. Voyez les films de John Ford, et même Vertigo, de Hitchcock, tellement personnel en matière d’obsessions sexuelles, mais dont l’idée même est géniale en raison des classes sociales: toute l’idée du film tourne autour du fait que James Stewart doit transformer Kim Novak en une version plus luxueuse d’elle-même afin de pouvoir raviver son obsession. Les classes sont donc partie intégrante de cette histoire. Mais de nos jours, quelles classes sociales allez-vous bien pouvoir trouver dans Spider-Man? Qu’est-ce que cela va bien pouvoir dire? » Ouquand, à force de brasser des enjeux financiers trop vastes, le cinéma américain mainstream se voit menacé d’insignifiance.

The French Connection

James Gray explique, pour sa part, se considérer « comme un réalisateur très américain, mais qui aurait dû faire des films aux alentours de 1976. Je n’ai pas quitté le cinéma américain mainstream, c’est lui qui m’a abandonné. Mon travail n’est jamais qu’une tentative de poursuivre celui de gens que j’admire: Francis Ford Coppola, Martin Scorsese, Robert Altman, Stanley Kubrick…  »

Ceux qui lui prêtent par ailleurs une sensibilité européenne se verront confortés dans ce sentiment par son actualité, qui l’a vu confier le rôle principal de Lowlife à Marion Cotillard, tout en prêtant son concours à Guillaume Canet pour l’écriture du scénario de Blood Ties, le remake américain des Liens du sang. « Lorsque j’étais à Paris pour faire la promo de Two Lovers, un publiciste m’a dit qu’un certain Guillaume Canet aimerait déjeuner avec moi. Je n’avais jamais entendu parler de lui, ni de ses films, mais je l’ai trouvé fort drôle. Il m’a proposé de rencontrer sa petite amie, et c’est alors que j’ai vu une femme qui ressemblait à Pola Negri ou à une actrice de film muet. Je lui ai demandé où diable restait sa petite amie. Et il m’a répondu (Gray adopte alors un accent français à couper au couteau): « You don’t know my girlfriend, she won an Oscar, are you stupid? » (rires) Ma femme et moi nous sommes liés d’amitié avec eux. Un soir que nous étions au restaurant et que je lui avais dit ne pas aimer un acteur qu’elle appréciait, Marion a commencé à me bombarder de morceaux de pain. Je me suis dit « voilà qui est intéressant », et j’ai écrit le rôle pour elle, sans l’avoir jamais vue au cinéma, parce qu’elle a un visage incroyable. Elle n’a pas besoin de parler, c’est une qualité rare. » The French Connection revisitée, en somme, à la faveur d’un film que l’on ne serait guère surpris de découvrir en mai sur la Croisette…

RENCONTRE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À MARRAKECH

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