Avec le retour du gothique et des Sisters Of Mercy – bientôt à l’Ancienne Belgique -, focus sur un genre qui véhicule des parfums morbides, parfois suicidaires. Enquête au pays noir.

Jeudi 29 mai 2008, fin d’après-midi, Dea et Vanessa, deux cousines de seize ans, ne sont pas rentrées de l’école qu’elles fréquentent à Gosselies. Inquiétude des parents qui alertent la police. Les recherches mènent rapidement à l’ancienne carrière de Trévieusart, où les deux corps des adolescentes sont retrouvés pendus. L’insupportable geste s’accompa-gne d’une mise en scène macabre, les filles sont revêtues de noir, collants, ongles peints.  » L’image des deux corps reste gravée en mémoire,c’est perturbant même pour un professionnel de la justice, les photos prises sur le lieu du suicide sont terribles…« , déclare le substitut du procureur du Roi du parquet de Charleroi descendu sur les lieux. Deux vies broyées, deux familles dévastées d’horreur et de chagrin. La raison? Un scénario partiellement inspiré du gothique, ce grand manteau noir de la pop où l’hémoglobine est donc parfois réellement sanguinaire. Ce que le chercheur Maxime Furek a appelé  » une célébration de la musique, des vêtements, de l’attitude évoluant autour de Thanatos, le concept grec de la mort ». Dea et Vanessa, fans de Tokio Hotel (…), ont changé de comportement après s’être rendues à un festival rock à Bomal, quelques semaines auparavant. Elles y rencontrent un gotheux qui les aurait convaincues de la supériorité de ce rock aux lourdes prédications sur les autres genres musicaux. Pour la suite, la justice a déclaré un non-lieu, présumant donc qu’un tiers n’avait pas instrumentalisé ce double suicide. Un tiers, peut-être pas, mais quelle influence le gothique et tous ses fantômes peuvent-ils avoir sur les esprits ados? Si cette auto-violence macabre est une première belge, elle est loin d’être un cas isolé.

Rock’n’roll Suicide

Australie, octobre 2004. Une fille de quinze ans, amateur de Marilyn Manson et de Korn, et son boyfriend de vingt-trois ans rencontré trois semaines auparavant, se pendent dans ce qui ressemble à un « pacte suicidaire » . Les corps sont retrouvés dressés de noir, les visages maquillés et couverts de symboles. La jeune fille pratiquait la Wicca, symbole de « magie blanche » adoptée par les heavy goths. Banlieue parisienne, septembre 2005, deux jeunes filles de quatorze ans sautent du dix-septième étage d’un immeuble d’Ivry-sur-Seine. Marion et Virginie pratiquent le culte avec tous ses atours vestimentaires noirs. Sur le blog de l’une d’elle, de longs extraits de textes morbides d’un groupe français de black metal, Anorexia Nervosa. Ce dernier, de Limoges, trimballe un album titré Suicide Is Sexy (sic) qui, entre autres textes, lâche ceci:  » I hate you. I vomit on your soul and your family. Death to your parents. Torture and rape to your children. I hate you to death. » Dans la note que les deux jeunes Françaises ont laissée, une conclusion, radicale:  » La vie n’en vaut pas la peine ». Des cas similaires parcourent le globe et sur Google, l’entrée Gothic suicides amène 3 600 000 réponses…

Pourtant le thème du suicide n’a pas été inventé par le gothique: le rock est parcouru de chansons-overdoses et terminales. Bowie chante la fin de son propre personnage, Ziggy Stardust, dans Rock’n’Roll Suicide en 1972 et Alice Cooper, grand guignol avant la lettre, mime en scène un passage fatal à la guillotine. D’autres indices seventies laissent paraître des traces de gothique: la pochette du premier album de Black Sabbath ou encore l’emballage magie noire autour du blues blanc de Led Zeppelin, Jimmy Page revendiquant son admiration pour Aleister Crowley, pratiquant d’une « sorcellerie » qui se conjugue potentiellement à l’autodestruction. Mais tout cela reste davantage dans le domaine métaphorique. Et puis survient Cure. Terrifiant? Non, mis à part la consommation de jelly de Robert Smith et son horrible maquillage de poupée Barbie sous testostérone, Bob ne fait pas peur. Mais il est l’un des fondateurs historiques du gothic rock, goth rock ou simplement goth . Précisément, la new wave qui enfante Cure à la fin des années septante et les autres musiques pesantes de Siouxsie & The Banshees, Bauhaus ou Sisters Of Mercy. Bel exemple de brouillard gothique que ces derniers, bientôt en concert à Bruxelles (1): baptisés du nom d’une chanson de Leonard Cohen, ils ont toujours réfuté l’affiliation, se produisant pourtant dans des festivals spécialisés (comme le M’era Luna allemand) et influençant considérablement la seconde génération de groupes du genre. Le leader – Andrew Eldritch, né en 1959 – a favorisé des paroles sombres et une tenue invariablement dark, les lunettes de la même espèce semblant soudées à un long crâne maigre de chanteur-nécrophile. Les partitions sont lourdes, baignant des vestiges pop dans des guitares plombées ou des claviers purgés de toute innocence, comme une métaphore – souvent bon marché – de l’Angleterre grise et thatchériste de ces années-là. Mais le gothique est autant une question d’attitude que de composition: Siouxsie & The Banshees enveloppent leur pop-punk d’une représentation tout droit sortie de Portier de nuit (2), brassards et croix gammées compris. Et si Joy Divi-sion se trouve assimilé à ce mouvement, c’est sans doute parce que le suicide par pendaison de son chanteur Ian Curtis, constitue un symbole tragique conforme à l' »idéologie » vampirisé par les masses gothiques qui suivront.

En deux décennies, le gothique prospère, se cultive dans des ramifications souvent partagées entre croyances underground et exposition overground.

Marilyn Manson est-il un salaud?

On reparle largement du suicide et du gothique lors de l’affaire de Columbine. Le 20 avril 1999, deux adolescents d’une école secondaire du Colorado, lourdement armés de fusils automatiques, massacrent douze de leurs camarades et un professeur, en blessant vingt-trois autres. Avant de retourner leur insanité criminelle contre eux-mêmes et de se suicider. L’impact est énorme, la médiatisation démentielle. D’emblée, deux pratiques sont visées, mais pas forcément dans les mêmes camps: la libre circulation des armes aux Etats-Unis et le gothique. Les deux jeunes tueurs, Eric Harris et Dylan Klebold, dix-huit ans, considérés comme des marginaux par l’entourage scolaire sont également fans de Marilyn Manson. Le bouc émissaire, « satanique » en plus, semble tout trouvé. Dans son film Bowling For Columbine en 2002 , Michael Moore écoute la réponse de Manson face aux accusations d’instrumentaliser le crime et le suicide portées contre lui:  » Je vois très bien pourquoi on s’en prend à moi, parce que je suis un symbole de la peur, je représente ce que tout le monde redoute. Les deux thèmes soulevés par cette tragédie ont été la violence dans la culture populaire et le contrôle des armes. Cela tombait vraiment à pic que ces deux sujets ressurgissent avant l’élection: on oubliait Monica Lewinsky, on oubliait que le président (Clinton) balançait des bombes à l’étranger (au Kosovo) . Mais c’est moi qui suis le méchant parce que je chante du rock’n’roll. Qui a le plus d’influence? J’aimerais dire que c’est moi, mais c’est le président (…) Quand vous regardez les informations télévisées, vous êtes gavé de peur, les inondations, le sida, les meurtres, puis on envoie la publicité (…), ce n’est qu’une campagne de peur et de consommation, je crois que tout est basé sur cette idée. Si on fout la trouille aux gens, ils consommeront. » Bien vu, mais cela exonère-t-il complètement Manson de ses responsabilités? Un type qui choisit son patronyme en contractant les noms emblématiques de Marilyn Monroe – star solaire aux pensées noires, tuée ou suicidée – et de Charles Manson – sinistre gourou et serial-killer (3) – n’est pas un saint. Il est évident que certaines chansons de MM, dont une reprise d’un titre de Charles Manson, puent le malaise, le morbide et la violence. Difficile de nier que son Suicide Is Painless (…) ne frôle pas l’apologie de l’acte ultime, le tout propulsé par une gigantesque machine commerciale. Marilyn Manson dit qu’il expose les dysfonctionnements du monde pour mieux les dénoncer mais ce soi-disant « théâtre » est-il bien compris par le public-cible des adolescents?

Ados en quête d’identité

Philippe van Meerbeeck, neuropsychiatre et psychanalyste, travaille beaucoup avec des jeunes patients aux tendances suicidaires. Il croise forcément la tribu gothique:  » Marilyn Manson et d’autres ont une influence incontestable chez les ados en quête d’identité qui sont impressionnés par le côté déguisement et la philosophie gothique de ces artistes. Le propre de l’ado c’est d’avoir un corps sexué et donc d’avoir – pour la première fois la possibilité de donner la vie, d’où cette question essentielle qu’il se pose: Que vaut la vie?. La question du sens de la vie et des valeurs se pose à ce moment-là parce qu’il y a cet effet sur le corps de transformation. D’autant plus incontournable que les repères sociaux sont plus angoissants qu’il y a 15 ou 20 ans. » Pourquoi le gothique en particulier? « Le gothique est résolument provocant, ambigu, excessif, romantique. Les garçons se maquillent et cela correspond à la quête identitaire et sexuelle des 15-18 ans, avec des thèmes récurrents, morbides et mélancoliques. On est dans une provoc, dans l’excès… Les ados sont fascinés par des gens plus vieux, qui ont l’air d’avoir assumé leur destin de façon extravagante et originale, cela les impressionne. ». Le mo(n)de go-thique qui pratique l’androgynie, où l’esthétique des jeux mangas croise celui des bas résilles, séduit aussi ceux qui se pensent déjà en marge, comme le définit van Meerbeeck,  » plus fragiles ou en quête identitaire plus compliquée… « . Le suicide est donc un « produit d’appel » typiquement juvénile:  » C’est un âge où les promesses romantiques sont fortes. Mourir pour des idées, c’est éminemment juvénile. On sait que les ados sont des proies faciles pour les martyrs, c’est la même chose avec les bombes humaines chez les extrémistes musulmans. » On ne croise guère de vieux gothiques:  » Les ados grandissent, prennent du recul, voient le côté guignolesque de leur démarche, remettent de la couleur dans leur vie. »

Si t’aimes pas, t’es vieux

Une musique qui dérange, prise pour un grognement primaire et un exemple de décadence crétine monumentale par les parents: en cela, le gothique rejoint les vieilles haines ancestrales qui ont miné l’arrivée du rock dans les années 50 où le simple déhanchement du pelvis d’Elvis peut être considéré comme une déclaration de guerre sexuelle aux « vieux » . Même réaction épidermique pour le rap apparu dans les années 80: les parents d’alors – nourris aux sonorités joviales des Beatles sixties – rejettent brutalement l’idée hip-hop, métaphore d’une urbanité finissante, née alors que le géniteur du mouvement, New York, est au bord de la faillite économique. Donc, que le gothique serve de repoussoir aux parents et à toute forme normative, c’est pratiquement la définition chimique de la jeunesse en « rébellion ». Mais ses « valeurs négatives » résonnent bizarrement dans un marketing qui traite le style comme on vend n’importe quelle forme de produit musical. Et ses codes semblent avoir un potentiel destructif bien plus fort que pour les autres genres. La particularité du gothique, pris au premier degré, c’est que la violence se retourne vers ses adeptes. Sectaire donc. Et, potentiellement, dangereux.

(1) À l’Ancienne Belgique, les 22 et 23 février. www.abconcerts.be

(2) Film de l’Italienne Liliana Cavani, sorti en 1974. Fait scandale en racontant la relation sadomasochiste entre une rescapée des camps et son ancien tortionnaire nazi.

(3) Manson a instrumenté en 1969 une série de meurtres gratuits de personnalités hollywoodiennes. Il a été condamné à la prison à vie.

Texte Philippe Cornet

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