Portrait de l’artiste en jeune femme

© HÉLÈNE DELMAIRE

Dans le film de Céline Sciamma, elle est la main, le geste: la peintre en coulisses. Rencontre, dans son atelier de Lille, avec Hélène Delmaire, une autre jeune fille en feu.

Quand on arrive en haut des escaliers de la grande maison lilloise ce matin-là, des voix sortent de l’atelier, qui débattent sur un ton éduqué des distinctions à poser entre art moderne et art contemporain. Le podcast de France Culture n’est pas la seule présence des lieux.  » C’est ma petite jungle. » Hélène Delmaire, apparition bouclée, large sourire tout droit sorti de l’enfance (elle est née en 1987), petites pantoufles et jupe gigantesque, nous désigne les plantes impressionnantes qui sont en train de coloniser la pièce où elle peint, surtout à la nuit tombée.  » Je travaille beaucoup entre 17 heures et 2 heures du matin; le soir, il y a une autre atmosphère. Pour peindre, j’ai besoin de m’isoler physiquement et psychiquement.  » Ça sent le bois, les solvants et la tisane; il y a du calme au milieu du chaos. Des toiles sont entreposées un peu partout, de toutes les tailles. Certaines à l’envers.  » J’ai toujours plein de tableaux entamés en même temps. Je les retourne un moment, ce qui me permet de les reprendre plus tard avec un regard un peu neuf.  » Sur le mur qui jouxte un bureau recouvert pêle-mêle par les livres, carnets, marqueurs, notes manuscrites, napperons et pinceaux, sont collés au tape des échantillons de plumes, plantes et fleurs à la façon d’un herbier d’un autre temps. Au-dessus de l’ancienne cheminée sont accrochés des portraits de femmes dont les yeux ont été censurés d’un vigoureux trait de peinture -la série, qui rappelle çà et là les beaux visages silencieux d’un Michael Borremans, est celle par laquelle la peintre française s’est fait connaître. Ces portraits masqués et puissants, pris entre fragilité et violence, sont-ils ceux de femmes aveuglées, empêchées, de filles en révolte contre un certain canon de beauté, voire de figures pour qui il est devenu impossible de parler? Hélène Delmaire préfère ne pas trancher.  » Ce qui m’intéresse, c’est que les gens les regardent sans pouvoir se connecter à leur sujet. Des études psychologiques montrent que 80% de l’attention visuelle se concentre traditionnellement sur les yeux de la personne que l’on a en face de nous; donc faire obstruction au regard oblige le spectateur à trouver d’autres chemins. Ça devient autre chose: des tableaux de mains, de corps...  »

Portrait de l'artiste en jeune femme
© HÉLÈNE DELMAIRE

Images manquantes

Détourner l’attention: cela passe encore beaucoup par ce geste-là, pour une femme artiste.  » On me parle beaucoup du caractère très féminin de ma peinture… Alors c’est vrai, je travaille avec des éléments féminins un peu clichés, sans doute, mais ce n’est pas quelque chose que je fais consciemment. Je préfère peindre les femmes parce que c’est plus beau; je kiffe le rose, c’est comme ça… C’est ma sensibilité à moi, j’accueille ce qui vient. Mais dans mon travail, il y a aussi de la violence, et cette violence-là peut être féminine. Je suis révoltée par plein de trucs, et la colère, la tristesse et la mélancolie sont très présentes dans mon travail. Céline Sciamma parle beaucoup de fabriquer dans son cinéma des images auxquelles on n’a pas accès et dont on a besoin. Je me retrouve assez là-dedans: j’ai besoin de créer des choses que je voudrais voir plus à l’extérieur. Dans un monde pas très empathique, hyper individualiste et violent, j’exprime peut-être une réaction, un besoin d’équilibre. Je compense par la douceur, par le beau. C’est l’idée des images manquantes: elles sont là, mais il faut les chercher, parce que ce ne sont pas les valeurs prioritaires de notre société.  » Pour Portrait de la jeune fille en feu, sur lequel Céline Sciamma l’a engagée, Hélène a dû réaliser des tableaux pseudo-XVIIIe siècle -deux portraits d’Adèle Haenel, dont un volontairement raté selon le scénario. Esquisses au fusain, lavis à la terre d’ombre: celle qui travaille d’habitude sur bois à partir de photos retouchées avec Photoshop a rappelé pour l’occasion sa formation classique.  » J’ai repeint sur toile, ça faisait des années! » Hélène a étudié la peinture en Italie dans une école à Florence  » un peu réac, genre Beaux-Arts XIXe« .  » J’avais ce goût technique, ce perfectionnisme: je voulais dessiner parfaitement. Mais en France, on est très art conceptuel. Il y a un peu cette idée, dans les musées d’art contemporain, que la peinture c’est « jusque 1950 ou rien ». Internet aide à faire émerger un entre-deux. Moi par exemple je trouve beaucoup mes inspirations sur Instagram. Je suis heureuse d’être née à cette époque. » Sans doute la jeune femme aime-t-elle le mélange des genres. Ce matin-là, elle nous expliquera être autant inspirée par la poétesse écorchée Sylvia Plath – » Je suis obsédée par elle à un point malsain« – que par l’autrice-compositrice-interprète canadienne Grimes – » Grimes écrit, chante, elle est la réalisatrice de ses clips, elle fait ses visuels, s’occupe de sa prod: elle fait tout et elle a tout appris sur le tas. Elle a des idées dans tous les sens, elle m’inspire au niveau humain. Elle est pour moi le modèle de quelqu’un qui ne se met pas de limites, et je pense que l’idée de devenir artiste professionnelle ne me serait jamais venue s’il n’y avait pas des gens qui m’avaient montré que c’était possible. »

Ambrosia
Ambrosia© HÉLÈNE DELMAIRE

Des plis de robe verte

Pendant le tournage, celle qui cite aussi Gerhard Richter a dû faire huit versions de chaque tableau – » C’était comme recopier mon propre travail à l’infini; des plis et des plis de robe verte… Je n’ai jamais autant bossé de ma vie! » En coulisses, on lui maquille les mains. Elle est la doublure qui fait.  » Je devais mettre un costume entier pour qu’au final on filme seulement ma paume, un bout de ma main. La robe était trop grande, je trébuchais dans les escaliers.  » L’air de rien, elle se glisse alors dans la peau d’une de ces femmes peintres de la fin du XVIIIe dont le film raconte aussi l’époque florissante et le quotidien méconnu.  » Je n’avais aucune idée de ces femmes peintres qui avaient vécu une époque de grâce. Ça m’a donné l’impression de retrouver des collègues (sourire) . Disons, je suis un peu dans la même situation: je vis de mon art mais je ne suis pas Jeff Koons non plus. J’aime cette idée de désacraliser un travail artistique: n’être ni une superstar, ni un artiste maudit à la Van Gogh. Ces femmes faisaient leur métier et le faisaient bien. C’est quelque chose auquel on ne pense jamais, mais c’est le cas de la plupart des artistes. Je pense discerner que Céline Sciamma est dans cette même humilité: c’est son travail qui la fait avancer.  »

Portrait de l'artiste en jeune femme
© HÉLÈNE DELMAIRE

Du temps a passé, la tisane aux plantes a refroidi. Avant de partir, notre regard s’attarde sur le tableau en cours, celui qui est posé sur le chevalet -un bouquet de fleurs mellifères d’un jaune lumineux sur fond noir. Hélène s’est inspirée de celles, bien vivantes, qu’elle a semées dans son jardin, plus loin à la campagne.  » Je suis dans les fleurs en ce moment. Des fleurs, la nuit.  » Délicat, le tableau est aussi vaguement inquiétant. Volontaires, les tiges semblent aux prises avec une menace d’engloutissement dans la masse sombre -partie inférieure de la toile où la couleur, l’épaisseur et la matière goudronnées semblent soudain ne plus rien raconter d’autre qu’elles-mêmes. La scène garde partout l’empreinte physique du pinceau et du geste. On n’est plus tout à fait dans une nature morte -sans doute déjà au-delà.  » Je suis fascinée par les peintures qu’a faites Monet les quatre, cinq années de sa vie où il était presque aveugle; à ce moment-là il a l’expérience et la technique, il peut enlever, partir vers autre chose, un lâcher prise... Oui, je sens que je vais aller de plus en plus vers l’abstrait.  »

Portrait de l'artiste en jeune femme

Dixit Céline Sciamma

« J’ai trouvé Hélène Delmaire via les réseaux sociaux, en faisant des recherches autour de l’Histoire de l’art et des femmes. Je naviguais sans cesse entre le contemporain et le passé pendant la préparation du film et je suis tombée sur un de ses tableaux. C’est une collaboration dont il a fallu inventer la dynamique. Le film est une grande mise en abyme. C’est ce qui l’a rendu joyeux, ludique à faire. Avec du collectif. Les films ressemblent à la façon dont on les fait. Il y avait beaucoup de circulation sentimentale dans ce travail en quasi huis clos. Le film est une réhabilitation du modèle comme collaboratrice. Il prend le contre-pied de la muse vue habituellement comme la femme inspirante par sa pure présence, sa beauté, son silence. Une essentialisation de la muse. Alors que la muse était une co-créatrice, un autre cerveau. Dora Maar n’était en rien la muse de Picasso. C’était avant tout une initiatrice, un membre important du groupe des surréalistes, une artiste, une photographe. C’est sidérant que ce ne soit pas davantage raconté par ce prisme-là. Ça en dit long sur l’idée qu’on se fait de l’égalité. Ça me déprime qu’on la voie juste comme une muse alors qu’elle est vivante. »

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