Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

En 1995, Denis Roche, figure de l’avant-garde poétique des années 60, faisait rééditer l’ensemble de ses vers dans un épais recueil de 600 pages. L’heure des bilans sous un titre édifiant: La poésie est inadmissible (d’ailleurs elle n’existe pas). Le Français, qui avait brutalement mis un terme à son aventure poétique en 1972, l’alignait à nouveau sur les tables des libraires tout en la contestant, façon ambigüe de lui porter un coup d’arrêt tout en laissant courir ses lignes. Manière de dire aussi, peut-être, que son art poétique avait toujours couvé sa négation. Une intuition intime qu’il n’est pas inintéressant de rejouer aujourd’hui à l’échelle d’un genre en entier car, du vers compté et rimé au vers libre standard des surréalistes, de la démolition prônée par l’avant-garde des années 60 à l’adoption d’un « vers international libre » sans plus de rupture syntaxique forte, la poésie semble n’avoir eu de cesse de flouter les contours particuliers qui la définissaient. Programmant, sous couvert d’une nécessaire évolution formelle, les étapes de sa dissolution.

Dans ses manifestations les plus intéressantes et les plus contemporaines, la poésie d’aujourd’hui questionne précisément cette forme de minimalisme gangrénant, presque de décroissance annoncée. Dont Patrick Bouvet, écrivain et poète français qui vient de faire paraître le très électrique Pulsion Lumière aux éditions de l’Olivier, quelque 100 pages de mots superposés qui explorent l’impact du cinéma américain des années 70 sur la langue -un workshop en soi:  » Mes livres sont courts et ils contiennent peu de mots. Expressions, clichés, slogans des médias, répétition des mêmes termes…: je suis dans une tentative d’appauvrissement du langage. » Une installation vaporeuse qui emprunte à la musique répétitive de Steve Reich, au sampling, ou encore au cut-up cinématographique. Comme si, vidée de sa substance, la poésie se cherchait de nouvelles pulsions sur d’autres territoires.  » Tout au long de ma vie, j’ai plutôt constitué une médiathèque qu’une bibliothèque; musiques, films, livres, émissions TV et pièces d’artistes contemporains, j’ai toujours foulé ces « champs ». La poésie ne peut rester en dehors de nos vies; et nos vies sont « trouées » par les médias. » Chez Bouvet, la poésie se détourne de l’écriture pure, de ses quêtes lyriques, et se laisse contaminer par la mise en scène brute du contemporain. Se défait de son enveloppe pour mieux raser le réel.  » Je ne sais pas si je suis dans la poésie. Mais je pense être en tout cas dans le contemporain. »

Risque poétique

Au moment même où la poésie se fracasse sur l’époque et met en scène son délitement, il est un endroit où elle est paradoxalement revendiquée comme une influence solide, intacte, presque passéiste: le roman. Dans une interview récente accordée aux Inrocks, le romancier belge Jean-Philippe Toussaint évoquait Baudelaire, une référence toujours indépassable au XXIe siècle:  » Il reste un phare pour moi, un modèle absolu de forme. Cette simplicité dense… Si j’avais écrit au XIXe siècle, j’aurais été poète. » Il n’est pas le seul à écrire ostensiblement adossé à la poésie: l’Américaine Laura Kasischke ne disait pas autre chose à la sortie de son dernier roman, Les Revenants, à L’Express:  » J’ai commencé par écrire de la poésie. Or, pour moi, la poésie est d’abord une question de détails et de sens. (…) D’une manière générale, les images qu’un texte peut produire me fascinent. Même quand je lis un roman de 500 pages, la chose dont je me souviens le mieux n’est pas l’intrigue, les personnages, les péripéties ou les dialogues mais les images: les arbres qui sont décrits, le goût et les sons évoqués, tout ce genre de choses. »

La poésie, l’intensité formelle qu’elle suppose, la persistance des images qu’elle suggère, peut aussi libérer de l’obsession narratrive. Claro, romancier ( Cosmoz) et célèbre traducteur de Pynchon ou Vollmann, en est très intimement convaincu:  » Le roman est un genre fourre-tout, friand de digressions, de dialogues, de descriptions. Le risque principal qu’il court, c’est de se laisser enfermer dans le récit, de n’être plus que ça, une histoire, réductible à son simple développement. Or le roman est aussi affaire de langue. Il est aussi cet espace qui permet de modifier la donne du langage. En cela, le risque poétique lui est nécessaire. Sans lui, il s’appauvrit. Ce qui compte, c’est de ne jamais ‘abandonner’ la poésie, c’est-à-dire ce moment où la langue se décale, se cherche d’autres lignes de fuite que celles du conte, de la fable. Aujourd’hui, « faire de la poésie » ne veut plus dire « écrire des poèmes ». L’écrivain doit sans cesse garder, en horizon caché, cette sédition qu’est l’acte poétique. » Sous le voile du roman, c’est bel et bien la poésie qui s’avance, insufflant une aspiration contraire, un sursaut de gratuité, une fuite en avant. On rouvre alors 2666 de Roberto Bolaño, écrivain qui a mis la poésie en scène de la manière la plus sublime qui soit dans des romans:  » Quels livres lisez-vous d’habitude? Avant, je lisais de tout, professeur, et en grande quantité, aujourd’hui je ne lis que de la poésie. La poésie seule n’est pas contaminée, la poésie seule n’est pas dans le coup. Je ne sais pas si vous me comprenez professeur. La poésie seule, et encore pas toute, que ce soit clair, est un aliment sain et pas une merde. » La poésie, ce paradis perdu qui hante les romanciers.

YSALINE PARISIS

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