PARTICULES ÉLÉMENTAIRES

Ghost Dog

LE VOLET EXPOSITION DU CYCLE JARMUSCH DU CINÉMA DES GALERIES PROPOSE UNE DÉAMBULATION HYPNOTIQUE DANS SES FILMS. UNE OCCASION DE DÉCRYPTER L’ADN D’UN CINÉASTE PLUS POLITIQUE QU’IL N’Y PARAÎT.

Les salles d’exposition du cinéma Galeries se situent en sous-sol, deux longues galeries voûtées et accolées comme les deux flancs d’un navire. Un emplacement baigné dans la pénombre qui matérialise incidemment la descente dans les cales amniotiques de l’oeuvre de Jim Jarmusch. Le cinéaste américain ne s’adonnant pas à l’art vidéo ou à la performance, Philippe Azoury, journaliste français et commissaire de cette expo, a donc choisi un parcours essentiellement jalonné d’extraits tournant en boucle comme des mantras qui viennent souligner la poésie, la symbolique, la spiritualité et les accents politiques irriguant les douze longs métrages -en comptant le dernier, Paterson– de Big Jim.

Une déambulation qui commence avec une séquence de Permanent Vacation, son travail de fin d’études. Ce film matrice de 1980, qui a d’emblée rangé Jarmusch dans la catégorie des réalisateurs non conventionnels, s’ouvre sur des images de foule avançant au ralenti dans Wall Street. Une armée d’employés modèles que fend un jeune garçon maigrichon (Christopher Parker). La métaphore de l’individu refusant la soumission est claire. Et captée par un travelling latéral en temps réel, les lambris de Wall Street cédant bientôt la place aux murs lépreux du Lower East Side. Rien ne l’arrête, il trace sa route, à contre-courant. Son profil en taille réelle s’étale en trois exemplaires sur un large pan de mur. L’art du plan séquence, la mesure du temps, la solitude, la liberté… La grammaire de Jarmusch affleure déjà dans ce premier jet, porté par une bande originale (entre jazz et mélopées bouddhistes) qui, comme ce sera toujours le cas par la suite, participe du geste esthétique. Lequel s’incarne donc ici dans le mouvement à sens unique, une marque de fabrique dont on trouvera des échos plus tard aussi bien dans Ghost Dog que dans The Limits of Control. « On avance toujours dans ses films, commente Azoury. Les personnages vont toujours de l’avant. Jarmusch ne s’intéresse pas au passé. Il creuse le présent. »

Derviche tourneur

La pièce suivante prend le pouls de la scène new-yorkaise du tournant des années 80, avec un extrait de TV Party, émission qui voyait défiler toute l’avant-garde locale, de Jean-Michel Basquiat à Laurie Anderson. On avance encore d’un cran pour raviver un autre moment culte incrusté dans la rétine, Johnny Depp dans Dead Man se badigeonnant du sang d’un jeune faon. En un plan-tableau léché revisitant le Bambi de Disney, Jarmusch crucifie l’innocence bafouée, celle des Indiens en l’occurrence. Le noir et blanc, en moins gothique, on le retrouve égalementun peu plus loin, sous forme de neige encore, non plus pour symboliser la pureté mais pour camper une sorte de paradis perdu et de brouillard existentiel dans lequel évoluent à tâtons les trois personnages de Down by Law. Nous ne sommes que des particules flottant dans l’espace, nous murmure Jarmusch le soufi. Le motif du cercle, omniprésent, matérialisant également cette aspiration spirituelle à l’élévation par le mouvement circulaire.

On passe rapidement un tunnel de fragments de dialogues convoquant tous les accents possibles pour se frotter au monologue silencieux de Forest Whitaker dans Ghost Dog. La chorégraphie chamanique remue les tripes. D’un samouraï à l’autre… Voilà Isaach de Bankolé en arrêt devant un tableau reproduisant à l’identique une vue de Madrid que la caméra vient de montrer « en vrai ». Qui copie qui? En une scène vertigineuse, Jarmusch interroge notre fascination pour les représentations, laissant affleurer sous le vernis poétique l’âme du militant dont le curseur penche toujours du côté des minorités.

A la manière des samples en musique, cette exposition-installation remixe seize boucles visuelles qui invitent à la méditation et à l’hypnose. Au final, l’objectif est atteint: on remonte à la surface avec une furieuse envie de se (re)plonger dans ce cinéma d’une intensité rare.

JIM JARMUSCH-UNE AUTRE ALLURE, JUSQU’AU 12/02, AU CINÉMA GALERIES. INFOS: WWW.GALERIES.BE

LAURENT RAPHAËL

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