Orient music express

Les jumeaux Jimmy et Noé Moens, à la manoeuvre l'électro bruxello-turc de Hun Hun. © Beatriz Pequeno

Le duo bruxellois Hun Hun débarque avec un premier album d’électronique qui se lève à l’est. Crammed Discs réédite l’impressionnant disque de l’Iranienne Sussan Deyhim. D’Oum Kalthoum à Yasmine Hamdan, la matrice orientale n’a jamais quitté l’Occident.

Le plus mondialiste des labels belges, Crammed Discs, a la bonne idée de rééditer l’album Desert Equations: Azax Attra de Sussan Deyhim et Richard Horowitz. Initialement paru en 1986 dans la collection Made to Measure, il est ici complété par trois inédits qui portent la marque d’un style évoluant entre électro, expérimentation et marques profondes d’orientalisme. Celles-ci sont d’abord l’apport de la vocaliste Sussan Deyhim, Iranienne passée par la compagnie de danse de Maurice Béjart avant de s’en aller vivre à New York et d’y rencontrer son comparse Horowitz. Une expérience sonore très nettement en avance sur son époque, qui questionne, fascine et fait voyager. Y compris mentalement. Un peu comme le nouveau shot d’Acid Arab, Remixed, sur lequel les orientalisants Français poussent leurs deux premiers albums sur le dancefloor. À écouter et à voir, surtout le clip du titre Staifia avec Radia Menel, tourné dans les sables marocains, avec comme décor une plantation solaire. Rétrofuturisme total.

Oum Khaltoum à l'Olympia, en 1967.
Oum Khaltoum à l’Olympia, en 1967.

À un bon 4 000 kilomètres de là se plante le premier album de Hun Hun, Y Bab Adöy, fantasme électro turc des jumeaux bruxellois Noé et Jimmy Moens, ex-étudiants en musicologie à l’ULB. Les deux gars de 28 ans décalent leur son par des synthés et des plug-in.  » Conséquence de notre passion commune pour les synthés et de nos visites en Turquie« , comme l’explique Jimmy . Sur le terrain, lors d’un trip à Tanger, ou encore en explorant le puits sans fond qu’est Internet, la paire découvre aussi les séries B turques, qui rencontrent leur amour naturel de la science-fiction. Notamment les films des années 70 et 80 avec Cüneyt Arkin,  » le Alain Delon turc« . Des pellicules non sous-titrées qui les séduisent par les voix, le groove, le décor exotique kitsch. Hun Hun, c’est un peu les neveux 2.1 de Telex qui se paieraient une rasade d’Istanbul et de promesses orientales avec des claviers midi à 100 balles. Leurs écrans non plus ne ruineront pas la compta de Bill Gates.  » On a pratiqué pas mal d’instruments, la basse, la guitare -notre père en joue avec Bai Kamara Jr. Mais là, on est partis dans l’exploration du synthé. Faire un projet à deux nous semblait évident. On se parle tout le temps, on est complémentaires et ça facilite le travail, davantage que d’être en groupe de trois ou quatre musiciens. Nous, c’est tac-tac. » Cette fraternité proche sous-tend l’immédiateté imaginative.  » Hun Hun, c’est donc l’allusion aux tribus d’Asie centrale qui sont parties envahir l’ouest. Nous, c’est un peu le contraire… » La science-fiction est aussi au menu de titres de l’album, en faux turc, histoire de faire sonner une langue devenue fictive. Et qui déplace les frontières de l’imaginaire.

Sussan Deyhim, Acid Arab, Hun Hun… Autant d’exemples d’un dialogue musical entre l’Occident et l’Orient, héritiers d’une longue liste d’échanges d’influences de l’Inde au Maghreb, en passant par l’Iran et la Turquie. Dans son ouvrage L’Orientalisme paru en 1978, l’Américano-Palestinien Edward Saïd explique combien l’Orient est une projection plus ou moins fantasmée, orchestrée par l’Occident sur ses propres territoires émotifs et intellectuels. Une transposition de l’Est vers l’Ouest chargée de sexualité -les harems-, de peur -les conquêtes ottomanes- et d’exotisme. On ne saurait dater officiellement le début de cette fascination. L’exploration des pyramides, peut-être? En musique toutefois, un nom s’impose dès la moitié du XXe siècle: l’Égyptienne Oum Kalthoum (1898-1975). L' »Astre de l’Orient » , la « Mère des peuples » , la « quatrième Pyramide » reste la plus mythique, sans doute à jamais, des chanteuses du monde arabe.

Rachid Taha, exemple de musique orientale politique.
Rachid Taha, exemple de musique orientale politique.© belga image

Du jamais vu

Pour les deux seules dates occidentales, à l’Olympia parisien en novembre 1967, le public arabe vient de l’Europe entière malgré le prix exorbitant des places, alourdi par un cachet qui l’est tout autant, auquel s’ajoute le séjour des 30 musiciens de la chanteuse dans un palace parisien. Dans un témoignage vidéo disponible sur le site de France Inter, Bruno Coquatrix, le patron de l’Olympia, explique qu’il n’a jamais vu cela. Celle qu’il prenait au départ pour une danseuse du ventre lui annonce qu’elle va interpréter  » trois ou quatre chansons » . L’admiratrice de Nasser, qui incarne un panarabisme blessé par la guerre des Six Jours perdue au printemps 1967, tient sa promesse. Mais chacun des quatre morceaux dure entre une heure et une heure et demie, jusqu’au coeur de la nuit. L’Olympia n’a jamais vu cela, en effet, et ne le verra plus jamais.

Aussi bien admirateur des Clash que d’Oum Kalthoum, Rachid Taha (1958-2018) aurait voulu être de cet Olympia-là. Il parlait d’Oum Kalthoum comme d’une borne indépassable de la musique orientale. Lui en fera une utilisation politique, imprégnant son rock d’oud et de transe nord-africaine. D’abord, par une reprise du Douce France de Charles Trénet, avec ses potes lyonnais de Carte de Séjour. Puis, par de nombreuses saillies de conscience et de rébellion, comme dans le brillant Voilà, voilà, qui dit:  » Partout, partout, les discours sont les mêmes/Étranger, tu es la cause de nos problèmes/Moi je croyais qu’c’était fini/Mais non, mais non, ce n’était qu’un répit. » Le morceau, sorti en 1993, est toujours tristement actuel. Nourri sous perfusion du raï d’Oran -proche de là où il est né-, Taha sera aussi de l’aventure 1,2,3 soleils en compagnie de Khaled et Faudel. Un triomphe public à Bercy en septembre 1998, puis un double album live qui se vendra à plus de 2 millions d’exemplaires. Le groupe pléthorique de la soirée -une quarantaine de musiciens et chanteurs- rappelle évidemment la démesure de Khaltoum et ce qu’elle a légué à la notion de temps musical: le tutoiement de l’infini.

La légende pakistanaise Nusrat Fateh Ali Khan.
La légende pakistanaise Nusrat Fateh Ali Khan.© getty images

Buckley, fou de Nusrat

Festival Sfinks, Boechout-Anvers, 1993. Nusrat Fateh Ali Khan réchauffe sa musique du monde face à un public hébété. Ils sont six assis sur scène, en deux rangées de trois. Outre les deux percussions et les deux harmoniums, un souffleur s’est planqué derrière l’imposante silhouette à la Orson Welles de la légende pakistanaise. Depuis le public, on ne voit pas le petit gabarit, en retrait, jeter au fur et à mesure dans l’oreille du maître les paroles qui tissent des morceaux flirtant volontiers avec la demi-heure. Il est l’un des maîtres du qawwalî, un genre musical issu du soufisme, vissé à l’ésotérisme et au mysticisme dansant de l’islam. Fateh Ali Khan (1948-1997) est capable de transformer une évocation religieuse en invitation émotionnelle et universelle. Charnelle aussi, pas loin de l’effet que produit le gospel: nul besoin de croire pour rejoindre la transe collective.

C’est ce que pensent Jeff Buckley et Peter Gabriel. Dans son enregistrement Live at Sin-é (1993), le premier pose la borne de son admiration:  » Il est mon Elvis », lâche-t-il aux spectateurs du club new-yorkais lors de ces soirées intimes qui précèdent la pleine gloire de Grace sorti l’année suivante. On comprend pourquoi: Nusrat construit une véritable galaxie vibratoire, tellurique, qui défonce sans drogues aucune. Avec cette virtuosité vocale inouïe et enivrante qui fait rêver Buckley, celui-ci songeant même à un disque de reprises du sacré chanteur. En partant de la scène du Sfinks après ce concert chamboulant, guidant Nusrat vers une interview, on croise le chemin de deux hommes, probablement pakistanais. Ils n’en reviennent pas, se mettent à genoux et lui baisent les mains, éblouis de voir la chair de celui qui va également devenir l’un des piliers de Real World. Ce label, créé par Peter Gabriel, va populariser la musique de Nusrat Fateh Ali Khan en Occident. Une demi-douzaine d’albums et une musique religieuse, soufie, musulmane, qui atterrit sur la B.O. de Tueurs nés d’Oliver Stone et celle de La Dernière Marche de Tim Robbins.

Orient music express

Historiquement, la musique orientale entre dans le rock par la plus grande porte possible, celle des Beatles. Et des Stones aussi. Bluffé par la sophistication sonore de Ravi Shankar, George Harrison utilise le sitar sur Norwegian Wood, paru en décembre 1965. Une première occidentale. Dans la foulée, Brian Jones amène l’instrument à cordes pincées et à manche long de la musique typiquement hindoustanie sur Paint It, Black, autre étourdissement oriental sorti en mai 1966.

Chaâbi

Plus d’un demi-siècle plus tard, l’orientalisme en pop music n’a cessé de s’étendre. En plus d’Oum Kalthoum nous sont parvenus du monde arabe l’héritage chaâbi de l’Algérien Dahmane El Harrachi -son Ya rayah repris par Rachid Taha en 1997- et les fantastiques Nass El Ghiwane, les « Rolling Stones de Casablanca » . On pense encore au projet totalement contemporain de Yasmine Hamdan. Signée chez les Bruxellois de Crammed Discs, cette citoyenne libanaise installée à Paris a livré deux albums solo, collaboré avec CocoRosie, tourné pour Jim Jarmusch ( Only Lovers Left Alive) et réalisé en 2009 le projet discographique YAS avec Mirwais Ahmadzaï, ex-Taxi Girl et producteur de Madonna. Les sons orientaux prennent le cheval électronique pour galoper dans la pop. Avec ce climax atteint dans le titre Get It Right, dont le clip, tourné en Égypte, constitue la géniale synthèse visuelle et sonore d’une musique arabe d’aujourd’hui. Plutôt un tube évident pour le dancefloor avec Yasmine en motarde de cuir fonçant dans les rues du Caire, se faufilant dans les atmosphères nocturnes de la plus grande et emblématique cité du monde arabe. D’incompréhensible façon, ce qui aurait dû être un carton commercial passera quasiment inaperçu. Trop arabe? Trop oriental? Trop en avance, y compris par rapport aux révolutions sur les régimes tyranniques d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient? À (re)découvrir. Comme tous ceux évoqués dans ces quatre pages.

Hun Hun, Y Bab Adöy. Disponible sur toutes les plateformes, sortie en cassette et vinyle en octobre sur le label Lurid Music.

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En concert le 01/05 mai aux Aralunaires (Arlon) et le 05/06 en première partie d’Omar Souleyman au Reflektor (Liège).

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