POUR SES QUINZE ANS, LA RED BULL MUSIC ACADEMY A CHOISI NEW YORK COMME TERRAIN DE JEU. ENTRE MINI-FESTIVAL ET WORKSHOPS DONNÉS PAR UNE BROCHETTE DE STARS. SCHOOL IS COOL…

Skirball Center for Performing Arts, dans le Greenwich Village. Sur la scène du centre culturel de l’Université de New York, un fauteuil et un divan. « Je prends le divan. » Normal quand on s’appelle James Murphy, adepte de l’humour psy new-yorkais, version koala et dance-punk de Woody Allen. Murphy se déchausse et s’allonge. L’intervieweur du jour, Todd L. Burns, lui-même en mode droopy imperturbable, joue le jeu: « Parlez-moi de votre père… » Et c’est parti pour une longue série de questions-réponses, aussi drôles que passionnantes, le public de l’auditorium prenant lui-même le relais au bout d’une heure. Une « conversation » pendant laquelle on a pu notamment en apprendre un peu plus sur la passion de Murphy pour le café; la fin de son groupe LCD Soundsystem; l’importance d’un club new-yorkais comme le Plant Bar; pourquoi LCD Soundsystem ne jouait jamais de rappel; ou encore comment, dès 3 ans, couché face à son frigo, Murphy chantait devant les machines…

La soirée faisait partie du programme « public » de l’édition 2013 de la Red Bull Music Academy, qui s’est achevée la semaine dernière. James Murphy était l’un des nombreux invités de l’événement, aux côtés d’autres guests aussi prestigieux que Giorgio Moroder, Seth Troxler, Blondie, Four Tet, Lee Scratch Perry, Ryuichi Sakamoto, Erykah Badu, Q-Tip, Philip Glass, Flying Lotus… Une affiche phénoménale pour un concept qui est devenu en quinze ans une référence. Sur le papier, le principe est très simple: proposer pendant un mois à une série de jeunes artistes des conférences, workshops et autres ateliers, présentés par des stars du genre. La première édition a eu lieu à Berlin en 98. Depuis, l’Academy a bourlingué un peu partout, changeant de destination chaque année. Hormis l’Asie, la RBMA a ainsi balayé tous les continents: de Londres à Barcelone, de Melbourne au Cap, de Sao Paulo à Toronto…

Au départ, la RBMA accréditait surtout des DJ’s ou des producteurs. Si le groove et la musique électronique restent bien l’ADN de l’événement, il attire aujourd’hui bien au-delà: songwriters folk, rappeurs, chanteurs soul… Du coup, le mot s’est aussi rapidement répandu. Pour l’édition new-yorkaise, quelque 4000 candidatures ont été rentrées, envoyées de 90 pays différents. Soixante-deux d’entre elles ont été retenues, réparties en deux sessions. Lorsqu’on débarque à New York, pour assister à la fin de la deuxième d’entre elles, le panel d' »académiciens »comprend notamment un Argentin, une Russe, une Autrichienne, un Japonais, un Nigérian, et même un Belge, DJ Slow (lire ci-contre)… One nation Under a groove.

Candy shop

Pour son édition 2013, la RBMA a pris ses quartiers dans le lower Manhattan, du côté de Chelsea. Elle a investi l’ancien bâtiment de la compagnie de courrier Monaham Express. Un building début XXe aux proportions massives, et dont l’Academy occupe quatre niveaux. Studio radio, cantine à la coule, et auditorium au rez-de-chaussée. Un étage plus bas, un vaste espace lounge est plongé dans une semi-obscurité, complété par une control room et un studio d’enregistrement live. Le 8e étage est occupé par les bureaux de l’académie, open space brut de béton où est notamment produit le Daily Note, le quotidien papier de la RBMA, distribué chaque matin. Enfin, le 7e étage est le plus épatant: une petite dizaine de studios, disponibles 24h/24, bourrés de matériel et d’instruments. Une véritable caverne d’Ali Baba pour les jeunes « académiciens ». En fait, il est difficile de ne pas être impressionné par les moyens déployés. D’autant plus que l’occupation est éphémère: à la fin de la dernière session, la RBMA repliera bagages, seuls quelques studios restant encore disponibles…

En cette fin de mois de mai, on n’en est pas encore là. Le lendemain de son intervention au Skirball Center, James Murphy est de retour à la RBMA. Il est venu donner un atelier à la promotion 2013. Leçon du jour: comment enregistrer un kick drum? Maniaque, Murphy déplace et replace les micros, rajustant les caisses, préparant le terrain patiemment pendant de longues minutes, avant finalement de… ne jamais rien enregistrer, préférant s’embarquer dans une longue discussion avec les « académiciens ». Où même les sujets les plus techniques et nerdy -de la marque des compresseurs au choix de table de mix- deviennent intéressants. Et avec une idée récurrente chez le Pr Murphy: lâcher pour un moment au moins le laptop, devenu le studio du XXIe siècle, monde infini de possibilités pour la jeune génération. « Et ne me dites pas qu’investir dans du matos coûte cher. Avec la chute de la demande, il y a moyen de dégoter des trucs super bon marché et qui donnent des résultats supers. Regardons les choses en face: le matériel que vous portez dans votre sac à dos -ordi, iPhone- vaut beaucoup plus cher! »« En fait, vous êtes un romantique », lâche Melmann, l’étudiant argentin. Bien vu…

Comme à la maison

Les journées des « académiciens » sont bien chargées, entre les conférences, les ateliers, les heures à bidouiller leur propre matériel en studio, ou encore les concerts et autres fêtes programmés le soir. C’est l’autre facette de la RBMA: à côté de la formation, elle propose une sorte de mini-festival, multipliant les propositions aux quatre coins de la ville. Le label DFA a ainsi fêté ses 12 ans lors d’une méga-bamboule à Brooklyn, tandis que Brian Eno a pu présenter son installation audio-visuelle 77 Millions Paintings. Ryuichi Sakamoto et Alva Novo ont eux subjugué avec leur sons et lumières au Metropolitan Museum -le piano pointilliste de l’un qui virevolte sur les bourdons électroniques de l’autre. Quant à Pantha du Prince, il a présenté son dernier projet à l’église presbytérienne de West Park: à six sur scène, avec ses camarades du Bell Laboratory, ils jonglent et « jinglent », à coups de cloches, marimbas, cymbales, xylophones, et carillons. Le résultat -une sorte de techno de beffroi- est aussi improbable que réussi.

New York est le terrain de jeu idéal pour ce genre de réjouissances. La RBMA s’y était d’ailleurs déjà arrêté. En… septembre 2001. La première session avait eu lieu jusqu’à ce que les attaques contre le WTC obligent à reporter la 2e partie de l’événement (elle prendra finalement place quelques semaines plus tard, à Londres). Le retour était déjà prévu en 2012, avant de devoir être reporté à cette année, le bâtiment n’étant pas encore prêt. Cette fois-ci, l’édition a pu se dérouler sans encombres. Difficile d’ailleurs d’imaginer ville plus adéquate pour la manifestation. De par son bouillonnement musical, autant que son histoire, la Grosse Pomme devait forcément être de la partie. Comme une évidence, la RBMA semble ici comme à la maison. Une scène suffit à l’illustrer: quand Debbie Harry débarque avec Chris Stein pour une conversation avec les « académiciens » sur Blondie et toute la scène punk et post-punk de la fin des années 70, elle porte un t-shirt des Ramones. « Je sors de la gym. J’aime bien porter ce t-shirt quand je fais du sport. »…

Outre les invités exceptionnels, la RBMA a engagé quelques « coachs » à résidence, chargés d’encadrer les participants. Comme Robin Hannibal, par exemple, que l’on avait rencontré quelques mois plus tôt au Botanique, pour le concert de son groupe Rhye. Ou encore le producteur Just Blaze, toute grosse pointure hip hop (Jay-Z, Kanye West, Eminem…). On le croise dans un des studios du 7e étage avec la participante Bonnie Baxter (alias ShadowBox, soit « PJ Harvey vs Flying Lotus »). « Perso, j’aurais bien aimé qu’existe ce genre d’initiative quand j’ai débuté dans le hip hop. » Question tout de même: le rap, né dans la rue, a-t-il vraiment sa place dans une « école »? « Les temps ont changé. Ce qui est issu des quartiers en est sorti et est devenu un business qui vaut des millions. Et on ne parle pas que du hip hop, mais de toute une série de cultures underground qui sont nées dans les ghettos US et qui brassent aujourd’hui un paquet de dollars. »

C’est en effet dans ce cadre-là qu’il faut comprendre la démarche d’une marque comme Red Bull. Pour se créer une image cool, rien de tel que d’investir dans les milieux underground. Ceux de la nuit en particulier, la boisson « taurinée » y trouvant un biotope assez naturel pour vanter ses qualités énergisantes. Le procédé n’est évidemment pas neuf. Cela fait longtemps que les marques ont investi les festivals rock et autres grands raouts de musiques électroniques. Sauf qu’ici, Red Bull a créé l’événement de toutes pièces. La boisson, lancée par l’Autrichien Dietrich Mateschitz, y met les moyens. Beaucoup de moyens. Impossible de connaître le budget exact d’une initiative comme la RBMA. Mais il suffit de passer quelques jours sur place, ou de simplement jeter un coup d’oeil au programme, pour imaginer les montants hallucinants débloqués. A cet égard, la RBMA est un modèle de sponsoring, unique dans sa cohérence et son jusqu’au-boutisme. Crédible, l’événement attire les cadors du milieu, même ceux qui ont longtemps été réfractaires à l’idée de se faire embrigader par une marque. Depuis le départ, Many Ameri, l’un des deux concepteurs allemands de la RBMA, a dû se défendre des accusations de récupération. Le verbe lent et posé, l’anglais haché par son accent allemand, il revient sur les débuts de l’aventure. « C’est Red Bull qui est venu nous chercher. Ils avaient en tête un événement qui documenterait la musique électronique et tout ce qui tournait autour, qui partirait de la base. J’avais ma boîte de marketing, Torsten (Schmidt, l’autre cofondateur, ndlr) dirigeait un magazine musical. On était tous les deux passionnés par la scène électronique. Or à l’époque, au milieu des années 90, on avait déjà pu voir comment la révolution techno qui avait accompagné la chute du Mur avait été récupérée par les marques. La méfiance était de mise. On a donc beaucoup discuté avant d’accepter la proposition de Red Bull. »

En jouant le jeu à 200 %, à la limite du mécénat désintéressé, la marque a en tout cas réussi son coup, s’effaçant presque devant son événement: certainement la manière la plus subtile et efficace de séduire. « L’un des événements dont je suis le plus fier est un concert de drone music, qu’on a organisé dans une ancienne fabrique dans le Queens. C’était une expérience auditive très intense, à la limite parfois de l’agression physique. Que l’on puisse faire passer ce genre de choses est assez réjouissant. Des journalistes musicaux du New York Times ont débattu de la RBMA dans leur dernier podcast. Par principe, les deux spécialistes expliquaient ne pouvoir adhérer à l’idée d’une manifestation culturelle récupérée par une marque. Mais au bout du compte, ils concédaient que le contenu était bien là, et qu’ils ne pouvaient que s’incliner devant la programmation. »

TEXTE LAURENT HOEBRECHTS, À NEW YORK

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content