PABLO TRAPERO, LE RÉALISATEUR DE CARANCHO, REVIENT SUR L’AFFAIRE PUCCIO, UN FAIT DIVERSAYANT SECOUÉ L’ARGENTINE DES ANNÉES 80, POUR SIGNER UN THRILLER D’UN NOIR D’ENCRE, QUESTIONNANT L’HISTOIRE MAIS ENCORE LE SILENCE

Il n’aura fallu que deux longs métrages à Pablo Trapero, Mundo Grua en 1999, suivi de El Bonaerense trois ans plus tard, pour s’imposer comme l’une des figures de proue de la Nouvelle Vague du cinéma argentin. Et de signer ensuite une série de films salués dans les plus grands festivals internationaux, les Familia Rodante, Leonera, Carancho et autre Elefante Blanco, où il associait Ricardo Darin à… Jérémie Renier.

Comme pour ce dernier, la corruption morale est au coeur de El Clan, son nouvel opus, inscrit dans la réalité des années 80, au moment où la dictature militaire s’effaçait au profit de la démocratie. Le réalisateur originaire de Buenos Aires s’y empare d’une affaire criminelle peu banale, lorsqu’un homme de main de la junte, se voyant menacé de « chômage technique », avait décidé de se reconvertir dans les enlèvements crapuleux avec la complicité directe ou tacite de sa famille, le clan Puccio. S’il y a là matière à un thriller d’une noirceur féroce, c’est aussi la mémoire et l’histoire argentines qui sont passées au scalpel, et le film a d’ailleurs rencontré un succès considérable au box-office local, totalisant plus de deux millions et demi d’entrées.

Pour aborder l’histoire d’Arquimedes Puccio, le patriarche du clan, et l’homme qui précipita les siens, son fils Alejandro en tête, dans un business criminel hallucinant, Trapero a choisi de se concentrer sur la période 1982-1985. Soit l’époque charnière du processus de transition démocratique, envisagée sans adopter pour autant une narration linéaire ni s’atteler à un exposé systématique des circonstances politiques. « Les agissements des Puccio ont commencé sous la dictature pour se poursuivre par la suite, il n’est pas nécessaire d’en savoir plus, observe le réalisateur, rencontré à la Mostra de Venise, en septembre dernier. Le film est inspiré de faits réels, et le contexte politique est important, mais surtout pour montrer que chaque fois que l’on est confronté à ce type d’affaires, c’est parce que le background l’a permis. Les Puccio étaient le produit de leur environnement, mais mon film n’est pas un documentaire ni un livre sur l’histoire argentine. Si j’espère que le public continuera à y réfléchir après-coup, j’ai surtout voulu initier ce dialogue entre le contexte, l’affaire criminelle et le silence l’entourant, pour signifier que cela pourrait tout aussi bien se produire de nos jours, n’importe où. Voyez, par exemple, l’emballement médiatique auquel on a assisté, dernièrement, après la découverte du corps de cet enfant échoué. Tout le monde sait qu’il y a eu des précédents ces cinq ou dix dernières années, mais les gens font comme si cela n’était jamais arrivé. Si l’on veut bien prendre la peine de regarder la réalité en face, on doit admettre que ce genre de choses se produit. Pour en revenir à mon film, les affaires criminelles comme celle-là sont toujours liées au contexte sociétal. Aspirer à refléter une problématique plus vaste est d’ailleurs l’une des règles du film noir, comme du roman noir…  »

Le poids du silence

Pablo Trapero parle en connaissance de cause, lui dont le cinéma a régulièrement adopté le format du film de genre pour en transcender le cadre prédéfini -road-movie pour La Familia Rodante, film de prison pour Leonera ou encore noir pour Carancho. Quant à El Clan, il le présente comme un hybride de mélodrame, de thriller et même de film d’horreur. « Je ne sais pas exactement d’où vient mon intérêt pour le cinéma de genre, mais peut-être est-il lié au fait que je suis avant tout un spectateur. Y recourir est une façon de veiller à ce que le public se sente à l’aise. Inscrire un récit dans un genre offre un cadre qui en facilite la compréhension, et dont on pense maîtriser les codes. Après, cela devient un jeu, où l’on peut s’amuser avec ses composantes… »

Un art que le cinéaste maîtrise, à l’évidence, à la perfection, El Clan lui ayant d’ailleurs valu un prix de la mise en scène amplement mérité à la Mostra. L’un des défis narratifs posés par le film tenait à la nature même de cette famille, en apparence bien sous tous rapports, mais objectivement monstrueuse. A tel point que le cinéaste a redouté, un temps, qu’il y ait là quelque chose d’insoutenable pour les spectateurs. « Au fur et à mesure que j’avançais dans mes recherches, j’ai réalisé à quel point cette histoire était « bigger than life », poursuit-il. La rendre crédible et acceptable a dès lors constitué un défi d’importance. » Relevé en ramenant la matière à l’os, au plus près de la réalité de la « vraie vie »: « Après tout, le père était comptable, la mère institutrice et le fils un crac du rugby comme on dit en Argentine… ils avaient tout d’une famille quelconque et rien des psychopathes tels qu’ils abondent dans la fiction. Ils étaient d’une affolante normalité, si ce n’est qu’il s’agissait de monstres. » Ou un concentré du mal dans sa terrifiante banalité, assorti encore du poids assourdissant du silence, qui vaut au film une portée métaphorique manifeste: « Quelle que soit l’époque, et jusque dans la vie quotidienne, quand on ne dit pas ce qu’on a à dire, les problèmes commencent, et il faut être prêt à y faire face… »

La réalité et ses contrepoints

Une vérité que Trapero assène avec une noirceur assumée -on pense à Scorsese, qu’il épice toutefois d’une absurdité ordinaire évoquant aussi bien le cinéma d’un Pablo Larrain (Post Mortem, El Club) que celui d’un Luis Buñuel, pour lequel le cinéaste confesse une admiration sans bornes. « J’ai toujours apprécié le recours à des contrepoints aidant à aborder des sujets plus durs, et cela, que ce soit chez Buñuel ou chez Chaplin. J’apprécie ces contrastes, que j’essaie de reproduire dans mes propres films. » Jusqu’à enrober les sinistres faits d’armes des Puccio du Sunny Afternoon des Kinks et autres chansons pop aux colorations multiples. « Les Kinks, c’est un choix intuitif, auquel j’ai pensé dès la première mouture du scénario, pour la combinaison d’ironie et de mélancolie qui s’en dégageait. Quant aux chansons, elles sont là pour deux raisons: les unes, empruntées au répertoire des années 80 comme Just a Gigolo, pour donner le sens de l’époque; les autres, plus anciennes comme Into Each Life Some Rain Must Fall, d’Ella Fitzgerald, pour exprimer que si l’on est au milieu des eighties, ces événements prennent aussi leur source ailleurs… »

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Venise

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