Avec Malcolm McLaren disparaît l’homme « qui a inventé les Sex Pistols ». Pratiquant d’une lignée de managers démiurges persuadés de leur propre génie. L’occasion d’un tour de table, y compris chez les Belges, d’une profession -de foi- qui allie fric, pouvoir et ambition. Parfois musicale.

Eduqué dans différents art college, dont il fut tout aussi régulièrement expulsé, Malc avait poussé les guitaristes et batteur Steve Jones et Paul Cook à recruter Johnny Rotten après que celui-ci leur avait fait une démonstration de sa grandiose misanthropie en mimant I’m Eighteen d’Alice Cooper devant un juke-box de Sex, la boutique de King’s Road montée par McLaren avec sa compagne de l’époque, Vivienne Westwood. Il s’inspirera du look dévasté de Rotten -les épingles de sûreté, les vêtements déchirés- et manufacturera le punk comme n’importe quel autre produit dont il s’était auparavant occupé, que ce soit le revival teddy boys ou la tentative de relancer la carrière des New York Dolls agonisants en les fringuant en panthères de cuir rouge… Que ce soit le contrat des Sex Pistols, rompu 6 jours après la signature avec A&M devant Buckingham Palace, la virée en péniche sur la Tamise pour jouer God Save The Queen devant le Parlement, McLaren va organiser une grand-messe pistolienne directement inspirée des situationnistes des années 60, particulièrement du King Mob, pratiquant absurdité et provoc’ dans un esprit génétiquement contestataire. Rotten va assez vite se raidir face à ce qu’il considère comme une manipulation mégalo du manager voulant être vedette à la place de la vedette. Ce que McLaren tentera en solo par après. A l’appropriation de l’artistique, McLaren ajoutera une gestion douteuse du fric: Lydon l’attaquera en justice, récupérant en 1986 le contrôle sur les finances des Pistols. Contribuant ainsi à une tradition quasi séculaire du rock: la rupture fracassante entre le manager et son band…

Monsieur 50 %

Aux Beatles, Brian Epstein suggère un autre dress code, les fameux costards/cravates assagis, transposition quasi mimétique de l’uniforme de l’écolier anglais. Epstein demande aussi à Lennon & Cie d’arrêter de picoler, jurer ou fumer en scène. Avec la coupe Beatles et les mélopées vocales, le manager parie sur une harmonie globale, arrangeant et payant les frais des premières sessions studio qui aboutissent au légendaire contrat avec Parlophone/EMI en mai 1962. Tout cela a un prix: au lieu des 10 % habituels, Epstein prend 25 % du revenu brut, faisant aussi raquer le groupe pour l’ensemble de ses frais de fonctionnement, y compris ses dépenses d’amusement. Le détail des comptes, les Beatles ne les découvrent qu’après sa mort, en août 1967, d’une overdose de sédatifs et d’alcool. La leçon les conduira à confier leurs finances à Allen Klein (1), un spectaculaire raté. De l’autre côté de l’Atlantique s’est déjà déployé le couple Elvis Presley-Colonel Parker. Ce dernier est un migrant hollandais qui devient manager du (futur) King le 18 août 1955. Il accomplira ce rôle avec une jalousie quasi maritale jusqu’à la fin de Presley, 22 ans plus tard. On reprochera à Parker d’avoir « lasvegaser » Elvis. Il est vrai qu’il décrochera des tarifs exceptionnels pour le retour de son poulain sur scène, dès 1969: 125 000 dollars la semaine à l’International Hotel. Parker est d’autant plus motivé qu’il est à 50/50 avec Elvis: si on ajoute à ce faramineux deal que le Colonel ramasse aussi les bonus du merchandising, le manager gagne plus que la vedette… A l’exception d’une sortie canadienne pour 3 concerts en 1957, Elvis ne jouera jamais en dehors des Etats-Unis. Les spéculations sur ce curieux manque à gagner iront bon ( Mystery) train jusqu’à la preuve que Parker -de son vrai nom Andreas Van Kuijk- ne possède pas de passeport américain et craint par-dessus tout que son étrange parcours ne soit révélé. Elvis ne vint donc jamais en Europe parce que son manager était hollandais…

Culot belge

La Belgique a longtemps traîné une réputation boulet en matière de pratique rock, de sous-industrie bricolée sur un amateurisme idoine à la taille du mesquin marché. Les histoires belges en ce domaine ne manquent pas. Exemple: Wallace Collection décroche un hit international en 1969 avec Daydream dans une quinzaine de pays. La ritournelle, adaptation accrocheuse d’un air de Tchaikovsky, bien que chantée en anglais, laisse le marché anglo-saxon indifférent. Pourtant le Wallace est signé chez EMI UK et a enregistré à Abbey Road, temple beatlesien. Jean Martin (né en 1932) est leur manager: jusque-là, le coco gère les carrières de vedettes francophones variétoches à la Paul Louka/Jean Vallée….  » Il a été assez fou pour prendre notre maquette et aller sonner, lui qui parlait à peine anglais, à la porte d’EMI à Manchester Square à Londres, qui l’a reçu puis a envoyé quelqu’un nous voir à Bruxelles avant de nous signer un contrat! Jean Martin avait du culot mais c’était un manager à l’ancienne: tout ce truc de groupe pop lui passait quand même au-dessus de la tête », explique le fondateur du groupe, l’Ostendais Sylvain Van Holmen. Lorsque le Wallace, en tournée en Angleterre, se fait faucher l’ensemble de son matos, c’est le coup de mou, lorsqu’il se le fait voler une seconde fois, c’est Trafalgar (Square). Ou presque.  » D’autant que le matériel n’était pas assuré », précise Van Holmen. A cette époque préhistorique, les managers flamands comme Louis De Vries (Pebbles, Ferré Grignard) ont déjà de la pratique mais aucun ne parvient à booster une carrière qui éclot durablement à l’international. Alors 40 ans plus tard, qué pasa? Grosso modo, le business rock belge est flamand. Et le soir, il s’endort parfois en faisant des rêves planétaires. K’s Choice dont la chanteuse-leadeuse Sarah Bettens habite entre Flandres et Tennessee, travaille avec un manager US, Wil Sharpe. Celui-ci commence à bosser avec le groupe de Kapellen fin 1996 sur le conseil du manager d’Alanis Morrissette. En 1997, K’s Choice place son tube Not An Addict dans le classement du Billboard Modern Rock Tracks US pendant 30 semaines: le groupe tourne inlassablement en territoire nord-américain, s’embarquant dans des entreprises vivifiantes comme le festival itinérant Lilith Fair . Grosso modo, l’entreprise de conquête se prolonge jusqu’au début des années 2000. S’en suit une période d’hibernation du groupe pendant laquelle Sarah Bettens s’installe durablement en Amérique et tente une carrière solo. K’s Choice n’est pas tout à fait le premier artiste du Royaume à troubler le marché US: S£ur Sourire y décroche son tube Dominique en 1963 et à (bien) un moindre degré, le duo flamand SoulSister frôle le succès en 1989 avec The Way To Your Heart, classé 41 au Billboard. Treize ans après leur rencontre, Wil Sharpe est très remonté par Echo Mountain (Sony) , nouvel album enregistré en Caroline du Nord. Mais il reste lucide:  » K’s Choice a été en sommeil pendant un certain temps mais on a maintenu le nom vivant avec la presse et les tournées décrochées par Sarah en solo. Je pense qu’un hit ou une opportunité de marketing peuvent faire grimper K’s Choice aux Etats-Unis et sur le marché international. Le nouvel album est tellement fort qu’on espère gagner de nouvelles batailles (…) D’ailleurs aux Etats-Unis, la plupart des gens pensent que K’s Choice est un groupe de New York ou de Los Angeles »…

Bombe humaine

 » Je ne pense pas qu’avoir un manager anglo-saxon nous aurait amené plus loin! Au tout début, on était signé chez Island en Angleterre, et on avait un agent, Helter Skelter, qui, aujourd’hui, sous un autre nom, est devenu l’un des plus grands du monde. Une fille rencontrée à l’époque -Muriel Davies- s’est occupé d’Oasis ou de Franz Ferdinand, elle nous aide toujours: c’est notre « muscle » international, il y en d’autres. Mais notre ambition internationale correspond à la musique de dEUS, qui a du charme et de la fragilité! On a quand même vendu un million et demi d’albums.  » Au téléphone à la mi-avril, Tom Barman, Monsieur dEUS, confirme sa réputation de centrale électrique. Depuis pratiquement 20 ans, le groupe anversois est associé à son manager Christian Pierre, 39 ans -héritier d’un business de déménagement-, rencontré en humanités. Christian:  » Tom et moi étions à la même école à Anvers, on avait 16 ans, j’ai commencé à organiser des fêtes et c’est parti comme cela. A la question de savoir si dEUS ou d’autres auraient une carrière différente avec un management anglo-saxon, je n’ai pas de réponse. » Christian Pierre conserve le pilotage de dEUS mais s’est aujourd’hui associé à une autre boîte ( Playout) pour prendre en mains le management de Ghinzu. Après le concert de février à Forest National et 10 ans de compagnonnage, la bande à Stargasm s’est séparée de son manager Tom De Vuyst, parce que selon John,  » il y avait le désir d’écrire un nouveau chapitre. Un manager, c’est aussi une aventure humaine et dans notre cas, on considère qu’il est le cinquième membre du groupe, la proximité est fondamentale, le feeling important ». Au fil de la conversation menée au téléphone s’impose une réalité plus stratégique et commerciale:  » Le marché belge est petit, donc il faut être pro-actif sur l’étranger: notre situation nous a clairement handicapé sur l’international. La nouvelle association avec Christian Pierre me paraît être une bombe (sic ): dommage qu’on ne s’est pas rencontrés il y a 10 ans! Mais cela ne veut pas dire qu’on exclut d’autres rôles nécessaires au développement d’une carrière à l’étranger: en Grande-Bretagne, les agents/bookers, comme les avocats du milieu, sont extrêmement puissants. » John rajoute de façon simplement lucide:  » On attend aussi d’un manager qu’il rende le groupe profitable… »

Coup de boule et GPS

Il y a évidemment autant de business models que d’artistes et la Belgique n’est guère productrice de managers fanfarons, du genre Peter Grant (Led Zeppelin), ancien catcheur qui avait conservé le même coup de boule (non feint) pour ses affaires.  » Il faut quand même que le manager sache parlementer, pas qu’il aie l’attitude -agressive- d’un frontman… », précise Barman. Autre époque, autre genre. Daan, lui, travaille avec 2 partenaires, l’un pour les tournées (Ton, qui a longtemps bossé avec Arno), l’autre pour l’édition, les contrats et les problèmes de fric (Fred).  » Oui, c’est une sorte de collectivisme (rires) mais pendant 5 ans, j’ai eu un manager classique, Filip Vanes (mari et manager d’Axelle Red) et j’ai un problème avec toute forme de hiérarchie. Prendre un manager à Londres ou New York, cela peut être bien pour Londres et New York, mais chaque pays, chaque marché, est différent. Je crois plus dans la constitution d’un réseau qu’à un manager omnipuissant. D’autant qu’Internet est devenu un élément fondamental dans une carrière. » Côté francophone, le profil managérial est généralement discret: des gens comme Pierre Van Braekel (Girls In Hawaii) apparaissent plutôt comme conseiller expert en rock que manager dirigiste. Laurence Bourgeois, qui partage la vie et la carrière de Stef Kamil Carlens de Zita Swoon, va encore un pont plus loin. Cette francophone tournaisienne vit depuis une quinzaine d’années à Anvers et résume sa vision du management:  » Oh, je me considère plus comme l’assistante de Stef qu’autre chose parce que pour que la musique et la création soient les plus vraies possibles, il faut -au final- que ce soit l’artiste, Stef, qui prenne les virages. » Le manager, c’est le GPS, utile en cas de brouillard ou de routes paumées mais aussi le truc qu’on peut débrancher à n’importe quel moment, non? Oui, sauf que le GPS n’a généralement pas de contrat avec le conducteur… l

(1) figure pour le moins controversée, Klein (1931-2009) s’est d’abord occupé des Stones, puis des Beatles. Il finira en procès avec les premiers et précipitera le split des seconds…

Texte Philippe Cornet

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